Défense de m’afficher

Je suis née un lundi à 05 :00. Attendue, arrivée à bon port. Baguée, langée. Connue, rencontrée. Reconnue. Nommée, prénommée. Divers papiers dument remplis en témoignent. Vaccinée. Divers papiers et certificats tamponnés en témoignent. Je suis montrée, couvée. Je bois. Je m’endors, je dors à poings plus ou moins fermés, je pleure. Je m’éveille, je réveille, je bois, je dors. Le tout dans des lenteurs d’aquariums et à l’abri de rideaux blancs. Je silence. Je neige. J’étouffe sous divers édredons de plumes. Je m’étouffe et m’étrangle. Je m’emplume, me remplume tout en restant maigre. Je fais pitié. Je suis promenée consciencieusement autour de stades dont on fait patiemment plusieurs fois le tour, pour mon bien. Je fais lentement pousser mes dents, mes cheveux, mes ongles. Je griffe. Je mords le chien. Je crisse, je crie. Je suis gavée de tartelettres. J’aime les fruits confits et le saucisson et aussi me raconter des mots. Des mots tout propres qui n’ont jamais remués sur d’autres langues. Je me languis parfois derrière des vitres embuées de mon souffle, des portes fermées. Je grandis. Je pousse. On me pousse. Puis, je commence à vieillir, comme tout le monde je crois, à tricoter aussi. Je me laisse faire, une maille à l’endroit, une à l’envers. Je dois conjuguer des verbes par tous les temps et multiplier des horloges et des trains qui se croisent, on me dit que je peux mieux faire. Je prends le car. J’aime la ville et ses bruits. Je la fais entrer par mon nez et mes yeux, mes oreilles aussi, mes doigts, mes pieds. Je vais au théâtre, au cinéma. J’aime la musique et le velours. Je ressens mon premier émoi artistique devant le camion vidangeur. Je veux être mécanicienne automobile. Je deviens infirmière. Je m’insère dans des équipes inconnues. Je longe des couloirs bleus ou verts saturés de l’odeur de l’éther. Je me perds. Je me retrouve. Je pique. Je panse. J’aspire. Je torche. Je sonde. Je clampe et déclampe des drains. Je pose des sondes, des cathéters de toutes les couleurs. Je fais des pansements d’escarres, de jugulaires, de sous-clavières, d’appendicectomie et de tout ce qu’il est possible de réparer ou de retirer dans un corps humain pour qu’il fonctionne mieux…ou moins mal. J’entends dans mon dos la voix du chef de service proférer distinctement « Mademoiselle, je suis crucifié de stupéfaction… » j’ignore qu’il s’adresse à moi. Je l’apprends quelques minutes plus tard, les nouvelles et les colères voyageant à la vitesse de la lumière des scialytiques. Je retire, je vide, des bassins, des seringues, je change des canules et des perfusions, des pompes. Je fais les poubelles à la recherche de stupéfiants à comptabiliser. Je transfuse. Je lave et j’essuie. Je stérilise. Je console. Je surveille des ondes aux scopes, et les alarmes des respirateurs me font sursauter. J’annonce, je débloque. La nuit, je roule sur mes cuisses des kilomètres de bandes Velpeau. Je plie des compresses. Je réponds. J’interroge. Je parle. Je téléphone. Je note les valeurs d’ionogrammes sanguins, des TP-TH-TCK, de gaz du sang, de formules sanguines transmises par le laboratoire à toute heure du jour et de la nuit. Je fais le tour des pouls (15’’ x 4 ) et des tensions. Je prépare des piles de médicaments. J’écoute les transmissions avec toute l’équipe. Je relève la visite des médecins, des internes, des chirurgiens. Puis la contre-visite. J’institue des traitements. Je prends des rendez-vous de radiologies, de biopsies, d’investigations. J’appelle les réanimateurs. Je fais des massages cardiaques. Je rie. Je pouffe. Je sais nager. Je vais rencontrer. Je croise des regards. Je rencontre. Je tombe, amoureuse, de haut, des nues, de fatigue et de sommeil. Je prends le train et l’avion. Je m’envole vers toute sortes de destinations. J’attends un enfant qui ne vient pas. Je quitte mon travail. J’achète un puis deux puis trois pianos. J’en revends un, puis deux. Je passe des heures devant le noir et blanc du clavier. Je tourne des pages. J’adopte deux enfants. Je les lave, je les coiffe, je les nourris et les cajole, je les emmène à leurs cours de piano, judo, danse et théâtre, puis à l’école, au musée, à l’opéra, au théâtre et à la bibliothèque. Je lis des histoires. Je chante des chansons et des tables de multiplications. Je sors le chien. Je prépare des repas équilibrés et je lave des piles d’assiettes. Je lance des invitations. Je pars en voyage. Je me mets en colère. Je fais peur. J’éduque. J’écoute. Je lis, je relis. J’apprends des rudiments de chinois. Je passe des heures à écrire, en les décortiquant selon le nombre de traits, une bonne dose d’idéogrammes. J’ignore toujours jusqu’à quel nombre je suis parvenue. Je voyage en Chine. J’abandonne le chinois. Je poursuis un idéal pianiste que je n’atteindrai jamais. Je vais au concert. J’écoute toutes les musiques. J’écoute les musiques de tous les pays, surtout celles de l’Inde et d’Europe Centrale. Je suis persuadée que Brahms a composé pour moi, mais je ne le dis à per-sonne. Je me laisse pousser les cheveux puis les coupe de plus en plus courts. Je vieillis toujours. Je grossis. Je me ralentis. Il parait que je suis née un lundi à 05 :00 du matin. Mais, tout cela, c’est faux : j’écris que je suis née sur une route blanche de poussière et de la lumière de midi…

A propos de Françoise Durif

Pousse son premier cri en 1959. Carrière stoppée net. Nourrit un ressentiment tenace vis-à-vis de la famille en général. A, malgré tout, connu quelques happy-hours. Et heureusement, il y a l'écriture !

3 commentaires à propos de “Défense de m’afficher”

  1. Un titre ad hoc ! Parce que je trouve cet exercice hautement difficile voire subversif. Et à te lire, j’entends la subversion dans son aspect positif et lumineux.