#doublevoyage #05 | la suite

II

Ce qui fut nous – ce groupe qui trimbalait sa hantise d’un passé commun, et ses larmes – s’était brutalement volatilisé. Insoupçonnable découverte, l’absence et le manque portaient en eux un antidote à ma nouvelle solitude, cadeau secret et merveilleux. Et ce furent ces rues, toutes ces vieilles rues, sinistres, noires de pluie, venteuses et glacées, fauteuses de patinage raté, sales et grises — comme des amies très chères, pleines de sollicitude — qui me l’administrèrent.

Première sur le chemin de l’école, la rue des gestes, intrigante par ce qu’elle renfermait — une boîte de nuit que ma grande sœur Emilie fréquentait — s’ouvrait face à l’immeuble habité presqu’autant par les rats et souris que par de petites gens, dont nous étions, silencieux, effacés. Mon regard se levait chaque matin de classe sur l’enseigne lumineuse, celui d’une petite fille éblouie par la structure de verre qu’un néon éclairait, mais surtout par les récits de ce qui se passait dans la cave, au dessous de la rue — avais-je auparavant, dans l’autre monde d’où je venais, su qu’existaient des lieux où des gens dansaient et s’embrassaient ? — dont le début de l’escalier se devinait — la porte vers les 8 heures restait souvent entrebâillée — récits qu’Emilie — elle se voulait une habituée de l’endroit — racontait volontiers lors du déjeuner quand notre père était absent. Venait ensuite la rue Gambetta, plus large, plus fréquentée, restée dans mon souvenir la plus dangereuse car il me fallait la traverser sans glisser alors qu’un hiver verglacé chevauchait les années 62-63. Prendre à droite rue Lakanal. L’école primaire stationnait à son bout, grise et inhospitalière. J’eus 10 ans en décembre.

Les vieilles rues furent mes innombrables et fidèles amies. Et mon territoire s’étendit tandis que je grandissais, exploratrice. Toulouse, première ville qui fut mienne — à force de se fréquenter, on s’était épousées — en seize années de belles noces. Le passé — un sournois — s’invita au mariage comme une fée carabosse. S’infiltra dans mes allées-venues. M’expatria sur un malentendu.

Au numéro 42, le rez-de-rue fut transformé en magasin de chaussures et la porte de l’immeuble s’ouvrit désormais dans un renfoncement – qui hébergeait deux vitrines – formant un angle droit avec celle du magasin. Je sortais de l’immeuble ancien, entretenu autant qu’ils le pouvaient par les gardiens — un jeune couple qui recevait pour le propriétaire le paiement des loyers, s’occupait du ménage (le balayage des carreaux de ciment disjoints et défoncés du couloir d’entrée semblait bien inutile tandis que les vieux murs, sans fin, se décomposaient ) et de vagues travaux — en faisant semblant d’être un badaud en quête d’achats. Il suffisait de stationner dans l’encoignure un instant, pour que nul ne se dise Pauvre enfant, vivre là ! Sans doute que ces mots, moi seule les imaginait. La rue ne changeait pas – le caniveau central en avait disparu – mais les maisons, les trottoirs semblaient toujours d’un autre âge, très loin de celui de la modernité qui commençait à s’afficher dans la banlieue. Les immeubles grimpaient en quelques étages, et chaque logement proposait cuisine, salle de bain et toilettes. Au numéro 42, l’immeuble coupé en deux parties par une cour en rectangle plutôt haute de murs, n’offrait à chaque famille qu’une unique pièce à vivre, à manger, à dormir. Toilettes pour tous dans la cour. Le magasin de chaussures fut l’aubaine qui planqua à l’arrière la misère des lieux.

J’aimais habiter là. Les immeubles des banlieues, avec leur confort, surgissaient de la terre et naissaient sans histoire. Et c’était d’un passé — l’exil et les moqueries qui s’étaient ajoutées, à l’école, m’avait très vite contrainte à effacer le mien, en même temps que l’accent et les mots d’un langage qui mixait les trois langues (arabe, italien, espagnol) — dont j’avais besoin pour m’ancrer quelque part.

A droite en quelques pas, la place du Capitole. A gauche, le long périple. Grimper la rue Saint-Rome — toujours encombrée, rue stratégique — du Capitole à la place Esquirol, c’était un passage obligé, en droite ligne – douce pente – et comme la foule était dense, impossible de flâner, il fallait avancer, se faufiler et hop, c’était la rue des changes, à peine plus large, tellement courte que peu de magasins s’y étaient installés. C’était là que travaillait Mademoiselle Philipon, notre voisine du dessus, dans une blanchisserie. Se souvenir du nom, c’était entendre les cris poussés lorsqu’une souris avait plongé du plafond dans la soupe que la vieille demoiselle — âgée sans doute d’à peine quarante ans !– venait de poser sur le feu.

La place Esquirol. D’un côté la Garonne, de l’autre l’Avenue Alsace-Lorraine. C’était en les nommant dire l’importance de la place qui reliait ces grands axes. Que de bruit ! Place des autobus, des taxis, des hôtels, des brasseries. S’échapper en la traversant et marcher au plus vite vers la sombre rue des Filatiers. Celle-là était paisible, pas du tout commerçante, le ciel ne s’y promenait guère, elle sentait le frais et même si elle débouchait – elle n’était pas bien longue – sur la place des Carmes et son marché couvert, il suffisait de rester sur le même trottoir pour s’engouffrer bien vite rue Pharaon. Une sœur jumelle qui grandirait plus vite, elle s’élargirait, deviendrait bourgeoise, plus austère aussi, plus propre, plus solennelle. A son bout, tout au fond, le palais de Justice. A peine deux rues avant, sur la droite – rue de la hache et rue de l’homme armé – les murs des maisons suintaient l’humide, le salpêtre boursoufflait, ça descendait jusqu’à la place défoncée, bitume en ornières, et la petite grille verte du collège Fabre, bien mince pour empêcher l’accès à un bâtiment vaste. En contrebas, tout près, la Garonne s’offrait — point de vue magnifique — un large coude en cascade et remous.

De là, le quai des belles demeures s’étirait, élégant, recueilli sur lui-même, jusqu’au Pont Neuf. Je n’aurais pas rêvé qu’un jour j’y habiterais, car déjà j’occupais toute la vieille ville — je nommais chaque rue, saluais d’un regard la tourelle, le heurtoir, le balcon ouvragé, pénétrais sous tel porche à la cour pavé, caressais de la main la pierre blonde ou la brique — déjà chez moi comme jamais.

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