Ecrire-film #1 | L’épiphanie

C’est le 6 janvier 2022. C’est une date qui est inscrite sur son ordinateur, sa montre connectée et son téléphone mobile, un smartphone de marque Samsung. Elle est assise à la table de sa cuisine, face à son ordinateur ouvert sur sa chaîne youtube. Le rideau de la porte d’entrée est fermé, le volet de la fenêtre est fermé aussi. Il fait nuit. Il y a de la lumière depuis l’évier de la cuisine, après le petit mur qui sert de séparation entre le cuisiner et le manger. Elle fait face à sa chaîne youtube et voit que sur cette chaîne, entre nature et culture, il y a beaucoup de culture. Elle vient de regarder une vidéo de François Bon. Il y a des vidéos de France Inter, des mix youtube et le marathon autofictif n°14 d’Eric Chevillard qu’elle avait déjà commencé à regarder le matin. Elle n’a pas envie de le regarder sur son ordinateur. Elle décide d’aller à cinq mètres de là, dans son salon, et s’installe dans le canapé de velours rouge, son smartphone à la main. Face à elle, l’écran de télévision et le décodeur TV. Elle prend ses télécommandes, allume son décodeur, allume son téléviseur, mais son décodeur ne veut pas fonctionner. Depuis la paume de sa main, du bout du doigt, elle synchronise son téléphone mobile à son décodeur pour regarder des vidéos de sa chaîne youtube sur la télévision. Ça ne veut toujours pas fonctionner. Elle regarde son mobile, voit une vidéo de Laurence Vielle et décide d’enclencher cette vidéo youtube de Laurence Vielle qui lit une poésie sur les murs, justement, alors qu’elle se trouve enfermée entre ses quatre murs, avec une nuit qui est tombée tôt. Elle regarde Laurence Vielle dire son poème jusqu’au bout, très attentive aux mots prononcés par la poétesse. Pas de marathon autofictif proposé dans la sélection youtube de son mobile. Elle fait une recherche Eric Chevillard et tombe automatiquement sur la vidéo qu’elle avait commencé à regarder le matin. Elle se trouve directement nez à nez avec Christophe Brault, comédien plutôt grand semble-t-il, blond aux cheveux blancs, habillé de noir, sur la scène de la Maison de la poésie à Paris pour une vidéo enregistrée en novembre 2020. Elle, elle est à Saint-Avit-les-Monts, dans sa maison rose de la rue des petites ronces, le 6 janvier 2022. Le marathon autofictif n°14 est en 2009. Elle est en face à face avec Christophe Brault qui a pris sa voix à Eric Chevillard. Voix plutôt grave de fumeur ou d’ex-fumeur. Elle a placé son mobile de telle sorte que la vidéo soit en plein écran. Pendant une heure, elle regardera cet épisode du marathon autofictif sorti d’un des carnets autofictifs d’Eric Chevillard. Devant elle, deux tables basses sur lesquelles sont posés « L’autofictif nu sous son masque », « Notes sur Balzac », « les Amants d’Avignon », « Tangente vers l’est », « Un nid pour quoi faire », « Ecrire la vie » d’Annie Ernaux, une pile d’Echenoz, quelques Michon, Proust et la Recherche en Quarto disposés sur une autre table basse, ronde celle-ci, au bout du canapé de velours rouge. Pendant une heure, elle écoutera Christophe Brault prendre les mots d’Eric Chevillard. Il est question de littérature, d’hommes et de femmes, d’homme et de femme, de longicorne asiatique invasif, de coccinelle qui monte et qui descend sur une page, d’éléphant, de gorille, de coyote, de grand-père qu’on enterre et d’Agathe. Christophe Brault, tout de noir vêtu, porte une chevalière à chacune de ses mains. Elle le voit bouger ses mains devant le micro, sur la scène de la Maison de la poésie. Tout est noir, plongé dans le noir. Seuls le visage, les cheveux et les mains de Christophe Brault prennent réellement la lumière. Ils prennent tout l’espace. Elle ne voit plus que ça. Elle écoute attentivement les mots d’Eric Chevillard dans la bouche de Christophe Brault. Soudain, elle est surprise et réveillée par cette phrase : « Alexandre Jardin publie un nouveau livre », dite d’une voix de stentor par le comédien. Ça la réveille illico mais ça ne la fait pas rire. Christophe Brault est acerbe et aussi noir que son costume. Elle ne rit pas beaucoup. Elle écoute les mots de Chevillard. On est le 11 octobre 2009. Il y est question d’Octobre rose, de testicule, de coloscopie, de miroir et de crabe. Christophe Brault appelle l’écrivain qu’il annonce : « Le fantôme Eric Chevillard ». Elle sourit dès qu’elle voit Chevillard derrière le micro. Il la fait rire. Il reprend un vers de Baudelaire pour instiller dans sa prose quelque chose de moins délétère que ces instants covidaires, à l’heure où les théâtres sont fermés. Elle voit Chevillard, tout brun et plutôt rond, elle l’écoute, elle rit puis sourit. Elle l’écoute jusqu’au bout, entre arc-en-ciel en présentiel ou distanciel. Elle éteint son smartphone après le fameux « Il n’y a pas que la vie dans la littérature » qui achève la vidéo. Elle sourit. Après le salon, elle rejoint la cuisine et se met à table, entre l’ordinateur et le smartphone. Elle sourit encore. Sa vieille copine d’enfance lui souhaite bon appétit sur messenger. Elle lui souhaite bon appétit en retour. Elle referme son smartphone et va se préparer à dîner, dans la partie cuisiner de sa cuisine.

A propos de Elise Dellas

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2 commentaires à propos de “Ecrire-film #1 | L’épiphanie”

    • Quelques points communs alors. Mais je reste aliénée à mon smartphone. Je suis incorrigible. C’est ma boîte à outils.