#enfances #08 | cuisine

jeux de cartes
lorsque les K. venaient pour le couscous, la table était mise pour quatre – ensuite ils joueraient au bridge – c’est un jeu où se trouve un mort – des cartes, cinquante-deux – le tapis de feutre vert et la table aux pieds rétractables, un bouton pression aide à la manœuvre (j’en ai retrouvé une dehors dans la rue, je l’ai posée dans la pièce à côté, le panneau de la table fait soixante quinze centimètres de côté – un jour, du contre-plaqué, du feutre vert ou bleu) – on la range dans un coin quand on en a fini

le petit creux rond où on appuie du pouce pour faire agir le ressort et plier le pied à l’intérieur du cadre


sa sœur s’emparait du jeu et faisait tirer trois ou quatre lames (ce n’était pas le marseillais, mais un jeu normal) (j’aime comme lame se tient près de larme) et parvenait à vous indiquer quelque chose sur votre avenir – divinatoire – toujours quelque chose à voir avec cette espèce de superstition (le rouge; le vert au théâtre ; le morceau de corde – la pendaison, et cette chanson que chantait Nina Étranges fruits – faire revenir les esprits)
le petit s’asseyait dans la rue, il commençait à avoir l’âge de s’amuser (le poète disait « à l’âge où s’amusait tout seul ne suffit plus », sur la scène du cinéma Le Paris, il chantait avec un léger sourire et ne portait pas de cravate) – sur le rebord du trottoir, une patience – divinatoire, si elle sort c’est qu’elle m’aime – pour sortir on tirait trois cartes, puis trois cartes, et il suffisait des quatre as – on continuait – on attendait – je lui disais de se lever il restait seul puis allait dans le jardin

cervelle
chacun des enfants avait sa détestation – le petit c’était la soupe, son frère le poisson comme l’une des filles, l’autre c’était viande – quel que soit le poisson, quelle que soit la viande – il y avait aussi son repas à lui, comme il suivait un régime strictement sans sel,on commandait son pain au boulanger, mais il préférait les biscottes – il aimait la confiture d’abricot,il arrivait que sa mère en confectionnât un pot qu’elle apportait le dimanche, elle y mettait des noisettes – elle apportait aussi un gâteau (un cake aux fruits confits) (le truc ne traînait pas plus tard que quatre heures, puis on la raccompagnait à la gare) – il arrivait que je fasse des beignets de cervelle, j’ai toujours adoré ça,mais pas les enfants, il faut laisser tremper quelques heures puis retirer les vaisseaux sanguins,les méninges peut-être aussi,un travail d’orfèvre mais avec un jus de citron, c’est merveilleux – couper en tranches d’un bon centimètre pour que ça se tienne tremper dans l’œuf puis dans la chapelure puis faire frire – un délice personne n’aimait ça (lui en aurait bien mangé, il aurait comme on dit « donné un bras » pour un œuf frit, mais non)

vêtements
les soldes de janvier à Paris rue de Sèvres quand on était plus à l’aise – il aimait l’élégance, classique, ce n’était pas le genre à porter des pantalon de couleurs – on n’achetait sur catalogue que les draps ou les effets – et encore – il y avait quelque chose de formidable à commander et recevoir par la poste le colis – parfois le facteur apportait aussi les allocations – je donnais cinq francs à chacun alors en billet Victor Hugo – on avait institué le fait que si les enfants ne fumaient pas avant dix-huit ans, il leur serait octroyé cinq cents francs – on n’avait jamais vu un billet de cinq cents (plus tard, lorsqu’il aurait refait fortune avant de tout reperdre, et de tout recommencer à nouveau, mon frère en distribuerait à l’Intercontinental ou au Harry’s bar de la rue Daunou) – plus tard quand lui aurait disparu – lui et moi nous fumions – des brunes gitane filtre, le paquet était bleu, rectangulaire, quelques filets blancs d’ouate figuraient la fumée, la gitane en ombre chinoise et noire, chignon robe longue le papier de mauvais aluminium qui protégeait de quoi, au juste ? – les enfants ne devaient pas fumer, on fumait à la fenêtre de la cuisine tout en préparant les beignets ou les pâtes à la sauce tomate – les pommes de terre au thon et à la mayonnaise – je portais un tablier – les filles n’aidaient que peu (elles se réfugiaient dans leur chambre) (je ne parle même pas des garçons) (le petit faisait les courses parfois ) – j’obligeais les garçons à porter des pantalons courts, ça ne s’appelait pas bermudas – les garçons portaient des shorts et les filles des jupes ou des robes – des tricots, des marcels avec des manches – lorsqu’elle ne tirait pas les cartes, ma sœur se mettait à la machine pour coudre quelque chose, ou elle en apportait en arrivant et distribuait ça aux enfants – aux filles surtout – il faisait un froid de terreur en hiver, il fallait se couvrir – et puis j’ai oublié, j’ai tout oublié, plus tard je rapporterai de mes voyages en Italie des chaussures pour les garçons – des babouches pour les petits quand je retournais là-bas – et des tennis pour le petit d’A. Ça ne se trouvait pas

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end