#enfances #00 | Aigre douceur

Il lui a été facile d’échapper à la mollesse et moiteur, de la main, de la vigilance de l’aïeule. Juste un glissement, un furtif éloignement et la voici entourée d’une foule bigarrée, plus de couleurs que dans la boîte de peinture de l’école. Là-bas, sur l’autre rive, la fête foraine ; les lumières qui brillent comme bientôt brilleront ses yeux, les flonflons qui s’évadent et traversent pont et lac, vibrant appel des manèges : le bonheur, juste de l’autre côté.
Dans la forêt de jambes, elle avance en slalomant légèrement, heureuse de ce brin de liberté aisément gagné. Elle virevolte parmi les rectilignes trajectoires des gens pressés, elle a tout son temps, à soi, pour elle. Personne ne porte attention à sa petitesse, son absence de grande personne à ses côtés, son nez à hauteur de bas de jupes à godets, mi-cuisse de terre-galle tout au plus. Elle trotte fièrement avant de trébucher, genou écorché, sans gravité. Pourtant un peu de sang, quelques petites gouttes seulement perlent. Et personne pour la plaindre, soigner, réconforter. Regain de fierté, se relever. Elle s’affranchit d’enfantine douleur, sûrement un pas vers la grandeur.
Elle papillonne et commence pourtant à avoir un peu peur d’être heurtée par ces silhouettes indifférentes, éprouve sa condition de fourmi, à deux pas d’être piétinée. Et cette rive qui lui paraissait si proche, juste à une traversée de pont, voici que le vertige des eaux noires qui bouillonnent en dessous la prend. Elle caresse sa joue, heureuse du contact du revers pelucheux du manteau, malgré lequel elle frissonne. Se prend à rêver du moelleux de cette main, dont plus que tout, tout à l’heure, elle voulait s’extraire. Penser à la fête, pourquoi est-ce si difficile ?
Quelque chose, une broutille à laquelle se raccrocher, le vent a tourné, chassant les douces effluves sucrées et les musiques entraînantes. Le bitume noircit n’offre aucun réconfort coloré, ni tremplin pour aider l’esprit à divaguer. Maintenant le vacarme de la rue s’installe, entre-t-il à sa poursuite ou guettait-il depuis le début, le bruit des moteur a avalé les musiques des manèges ?
Au coin de la prochaine rue, un repère familier, le vendeur de marron chaud fait rocailler sa voix, vite courir s’enivrer, se réchauffer et espérer se faire reconnaître. Les petites jambes fatiguent et ici tous les coins de rue se ressemblent, d’ailleurs où est le pont ? il y a bien un stand de marron chaud, mais pas de visage rouge et rieur, et la fumée âcre, brûle la gorge, assoiffe et fait tousser : étouffe tout cri , même désespéré.
Et cette indifférence généralisée, elle se sent ignorée, bousculée ; pire si elle tire sur le coin de quelques jupes ou revers de manteaux au passage, soit son geste n’est pas repéré, soit d’une chiquenaude, indésirable, elle est repoussée : tout au plus une fois a-t-elle été houspillée : « si c’est pas malheureux, d’utiliser encore aujourd’hui, des enfants pour faire la manche. ». Hors de la vue, perdue…
Mordre ses lèvres, plisser les yeux pour empêcher les sanglots d’exploser. Repousser la panique de ses petites mains. Perte du contact avec l’extérieur. Abandonnée, s’abandonner. Les petites jambes flageolent, avant de prendre une étrange texture : la barbapapa conservera pour toujours cette douceur virant à l’amertume.

A propos de sophie grail

Après une grande vingtaine d’années en région lyonnaise, vis depuis bientôt une petite entre Léman, vallée verte et blanches montagnes... sans renier racines ardéchoises et tête en terres corses, balinaises ou cévenoles... dévoreuse ou passeuse de livres, clame haut et fort les mots des autres ( accompagne aussi depuis quinze ans les élèves de CM2 à jouer avec les leurs et en apprivoiser d’autres) sans jamais trop extérioriser les miens (sauf en labyrinthiques cérémonies secrètes). Alors sourire de me livrer en tiers-livre sans pseudo ni hétéronyme ... (Interviens discrètement sur Facebook via Sophie Sopibali)