#enfances #02 | Deux textes

La Boite

Tout autour de moi, ça bourdonnait. Bruits de foules. Des gens indifférents à mon désir. Surtout, ce qui m’angoissait, c’était qu’il n’y en ait plus. Que tout ait été épuisé. Ma mère et ma sœur avançaient trop lentement à mon goût. Alors me précipitant, incapable d’attendre davantage, sans m’inquiéter du mécontentement de ma mère, me glissant entre les jambes et les culs qui s’interposaient entre l’objet précieux et moi, j’atteignis le rayon des jeux vidéo, et après quelques secondes à chercher, je mis la main dessus. J’avais honte de demander. D’imposer cet achat à mes parents. Mais j’en avais affreusement besoin.

Les boites s’alignaient sur plusieurs rangées. Il y en avait de deux sortes : sur les unes, de couleur rouge, un dragon rouge ailé prenait la pose ; sur les autres, de couleur bleue, une tortue bleue équipée de deux canons qui sortaient de sa carapace lançait un regard menaçant. Impossible d’y jouer pour le moment. Je ne pouvais encore que fantasmer sur ce qu’il y avait à l’intérieur. Je le savais, une grande aventure m’attendait, une grande aventure m’ouvrait les bras, et je n’en doutais pas, c’était une chose que je n’oublierai jamais. Mais en attendant, je ne pouvais qu’attendre.

On en parlait partout dans la cour de récréation. Partout, on en parlait, dans les salles de classe, en sortant de l’école. C’était partout à la télévision. Partout dans l’agacement des adultes qui voyaient dans ce truc une mode parmi tant d’autres. Moi, je ne comprenais pas ce que c’était. On me donnait des noms, mais pour moi, c’était obscur. J’imaginais des sortes de super-héros, un qui produisait de l’électricité en se frottant les joues, un autre qui se battait avec de gros canons, un autre qui dansait sous la lune. Puis je l’ai vue. C’était à la télévision que c’était passé. Une pub. Deux fenêtres face à face. Un câble tendu entre ces extrémités. Et s’accrochant à ce câble, se glissant dessus, jouant aux funambules, une nuée de créatures, un cheval à crinière de feu, une fleur carnivore dégingandée, un cocotier ahuri, un canard migraineux, tant d’autres dont j’identifiais mal la nature, mais tout ça me fascinait.

Dans la voiture, je dévorais la boite des yeux. C’est l’époque où j’avais commencé à me passionner pour les tortues. Naturellement, j’avais choisi la version avec la tortue. Ma sœur, qui ne détestait pas trop les dragons, s’était contentée de l’autre version. La boite était en carton. J’aimais la régularité de ce parallélépipède rectangle. J’en caressais les arrêtes, les sommets. Je les palpais. C’était comme une clef vers un autre monde. J’essayais d’en découvrir le secret. Puis je lus le texte au dos. Il était plein de promesses. Je le survolai :

« Attrapez-les tous… Devenez le plus grand dresseur… Devenez un Maître… Cela ne sera pas facile… Vous possèdera… Qu’un seul but… Attrapez, entraînez, dressez… Développez votre stratégie… Champions… Ligue… Un jeu de rôle extraordinaire vous attend… Devenir le plus grand… »

J’ouvris la boite. A l’intérieur, il y avait, outre la cartouche qui devait s’insérer dans la Game Boy, un petit livret de présentation du jeu — le Guide du Dresseur. Je rêvais en tournant les pages du livret. Une liste des cent cinquante créatures du jeu se trouvait à la fin. Elle était incomplète. On nous gardait des surprises. Je reconnus certaines des créatures. Je les avais vues dans la pub qui était passée à la télévision.

Les Jouets pour filles

Je les voyais, châteaux imposants qu’on découvrait, les yeux remplis d’étoiles, couleurs pastel, du rose, du mauve, de l’orange, du blanc, châteaux s’ouvrant pour révéler des salles pleines de tables, de chaises et d’armoires, on y trouvait des figurines, qui nous invitaient à jouer, des humains en miniature, ils nous ressemblaient, ils nous invitaient à les rejoindre, et des histoires se racontaient, et des aventures se vivaient, et ce n’était pas seulement des jouets, ça portait des possibilités infinies de choses à se dire, de rôles à endosser, des contes et des légendes, les filles ouvraient leur boite, trépignant de joie, et moi, morose comme un cimetière, je crevais de désir d’avoir ce qu’elles avaient, ce grand manoir, ce jardin féérique, ce château imposant, ces dinettes, ces poupées, il y avait les Barbie, il y en avait de toutes sortes, elles pouvaient être ce qu’elles voulaient, mannequin, médecin, cheffe cuisinière, maitresse d’école, promeneuse de chien, avaient une garde-robe chargée, et en voyant les filles sortir leur jouet, s’émerveiller, je me souvenais de cette riche voisine, dans l’immeuble de mes grands-parents, je la regardais en cachette monter les escaliers, ouvrir la porte, rentrer chez elle, je voulais voir quelle robe elle avait mis ce jour-là, elle aussi avait une garde-robe chargée, pleine de vêtements à chaque fois différents, j’appris plus tard qu’elle était une proche du régime, les filles sautaient dans tous les sens, elles étaient heureuses, et nous, les garçons, à quoi on avait droit ? A des voitures. Ca roulait, ça pouvait rouler. Des 4X4. Des voitures de course. Lourdes. Métalliques. Pleines de sérieux. Des couleurs sombres, grimaçantes. Il n’y avait pas la douceur, la mollesse, la poésie des jouets pour filles. C’était rude. Ca vous écorchait. Mais ça roulait. On voulait faire de nous des durs. Alors on nous a donné des jouets sans histoires. Incapables de raconter quoi que ce soit. Des jouets qui roulent, qui peuvent rouler, qui ne font que ça. On nous a privé de fantaisie. On nous a arraché nos rêves, nos histoires. Les filles pouvaient rêver, se raconter des histoires. Nous, nos jouets, ils roulaient, ils roulaient même très bien.

Puis les jeux vidéo et les mangas sont arrivés dans nos vies.

2 commentaires à propos de “#enfances #02 | Deux textes”

  1. magnifiques ces deux textes en parallèle… pourquoi priver les garçons de cette part féminine… merci Jad

  2. Tous ces rêves d’aventure dans une si petite boîte, on a envie de partir en exploration avec cet enfant. Cette envie de se raconter des histoires. Et puis la phrase de la fin, comme une délivrance.