#enfances #01 | Sarraute & M.Bilit

Madame Artaud avait les cheveux jaunes, coiffée, manucurée, maquillée à la perfection, elle savait y faire pour être belle. Elle ne ressemblait pas à ma mère, ni à aucune autre mère de la cité. Avec sa fille Amélie nous l’attendions dans leur pavillon en face du bâtiment A. Monsieur Artaud, petit homme à la moustache noire, avait gagné cette maison lors d’un concours organisé par le Journal Le Parisien : « Dessinez la maison de vos rêves ». C’était un syndicaliste convaincu qui distribuait des tracts à la sortie des ateliers, des bureaux et rentrait tard le soir, encore plus que madame Artaud qui faisait des heures supplémentaires à la Samaritaine où elle occupait le poste de cheffe du rayon parfumerie pour se payer ses « petits plaisirs ». Monsieur Artaud avait participé à l’abattage des platanes du boulevard Saint-Michel en mai 1968. Mon père ne lui avait jamais pardonné, ni à lui, ni au syndicat. Avec Amélie nous guettions le retour de Madame Artaud derrière la bow-window de la cuisine. Lorsqu’elle apparaissait, Amélie – qui jusqu’alors avait laissé les pièces dans l’obscurité – allumait toutes les lumières et se haussait sur la pointe des pieds pour embrasser sa mère. Madame Artaud, tête haute, seins tendus vers l’avant, passait royalement devant moi sans un mot ni un sourire pour aller se « rafraîchir » dans la salle de bains. J’aimais cette femme fascinante qui vivait sa vie comme un personnage de théâtre sur ses talons hauts et pointus, j’aimais qu’elle reste inaccessible, toujours impeccable et la petite fille hirsute que j’étais la dévorais des yeux. Parfaite femme fatale, mère comme par inadvertance, elle était époustouflante de vérité dans son rôle immuable. 

C’était une professeure de danse en justaucorps, cache-cœur, collants résille noirs qui se déplaçait avec une cane depuis qu’un grave accident lui avait abîmé la hanche. Elle dessinait sur ses paupières un trait d’eyeliner qui lui donnait un regard de sorcière et faisait peur aux tout-petits. Elle se présentait comme Madame Thierry de l’Opéra de Paris. Ça en imposait dans cette petite ville de banlieue où il n’y avait que peu de loisirs pour les enfants : le football pour les garçons, la danse classique pour les filles.
Madame Thierry récupérait dans son cours tout un tas d’élèves turbulentes qui ne souhaitaient pas danser mais on les avait obligées à enfiler un tutu de coton rose, ça faisait rêver leurs mamans. Madame Thierry tentait de dompter les fillettes à l’aide de bonbons à la menthe qu’elle distribuait aux plus sages. 
Un jour, madame Thierry s’est cassée la jambe, les cours de danse se sont arrêtés durant six mois. En apprenant la nouvelle nous avons dansé de joie avec toute la cruauté et l’inconscience de l’enfance. Plus de danse pendant six mois, à nous la liberté !  Nous irions jouer dehors, pêcher des écrevisses au lieu d’ouvrir les pieds en canard, talons collés, en essayant de ne pas se tomber. Et beurk pour les bonbons à la menthe !

L’oncle Jean ne parle pas, il grogne. Il nous interdit de grimper en haut des grands séquoias mais personne ne l’écoute. Il menace de le dire à nos parents mais il ne le fait pas. Il nous appelle les Garagnas. Le soir, après la traite, il emporte une partie du lait dans la pièce contiguë à sa chambre. Avec une louche en fer blanc il remplit des moules percés pour fabriquer du fromage. L’air est frais en altitude, la pièce pas chauffée. Le fromage s’assèche. Les cylindres métalliques sont ensuite déposés dans le petit grenier. C’est là qu’oncle Jean les démoule  et nous les fait goûter. Personne n’aime ça parmi les enfants qui se pressent autour de lui mais on ne lui dit pas. On mâche, on fait la grimace quand il ne nous regarde pas, on avale et merci bien. Ensuite direction la grange qui communique avec le petit grenier. Là il est possible de sauter de 5 mètres en contrebas dans le foin sans se faire mal. 
Pendant les foins l’oncle Jean attelle la charrette à ses deux vaches les plus puissantes : La Suzon et l’Adélie. Il leur parle tendrement. Nous les petits, nous grimpons sur le tas de foin pour le tasser tandis qu’avec sa fourche en bois l’oncle Jean ramasse l’herbe sèche, l’envoie dans la charrette.

A propos de Françoise Guillaumond

Ecrivain, directrice artistique de la compagnie La baleine-cargo sur Wikipedia, ou directement sur la baleine cargo.

Un commentaire à propos de “#enfances #01 | Sarraute & M.Bilit”

  1. Un jour, madame Thomas s’est cassée la jambe, les cours de danse se sont arrêtés durant six mois. En apprenant la nouvelle nous avons dansé de joie avec toute la cruauté et l’inconscience de l’enfance.

    🙂