#été 2023 #04 | L’usine de matériaux plastiques

Le soir est tombé déjà. Dans l’arrière-cour du château ça discute, ça s’extasie soudain. Ca rit. Ca narre aussi. Surtout lui, l’homme au centre de tout. Le père. Lui qui est venu passer des vacances avec sa femme, celle qu’il est sur le point de quitter pour une jeune fille rencontrée sur les bancs d’une école dont il est professeur. Lui qui est venu passer des vacances avec son meilleur ami, un homme qu’il connait depuis l’adolescence et qui lui est dévoué en tout. Et avec sa femme, celle qui par ailleurs est aussi son grand amour de jeunesse. Il y a une sorte de douceur dans l’air ce soir-là, elle s’est glissée en eux. Les enfants sont au lit et on sirote du rosé. Lui, comme à son habitude, parle avec passion. D’idées anti-cléricales ou anarchistes, d’un auteur de romans noirs dont il vient de terminer l’ouvrage, d’un poème qu’il tente d’achever. Et tous et toutes l’écoutent. Même sa femme qui bafouée par le désir qu’il a pour une autre ne peut s’empêcher de l’admirer encore. De la poche droite du pantalon du mari dépasse une lettre apportée le matin même par le facteur, enveloppe sur laquelle l’étudiante a écrit cette phrase : Cours vite petit facteur, l’amour n’attend pas. C’est la dernière soirée qu’ils passent ensemble. Le lendemain on plie bagage. Et on rentre chez soi, chacun chez soi, chacun dans sa vie.

Se retrouver au pied du château, le château du Colonel. Et ressentir une fois encore la douceur de l’été. Quatre à nouveau. L’ami, l’amie. Le père, la mère. On repense à ces soirées dans la cour du château. On traîne une forme de de nostalgie, de déception même. Au fond, rien n’a tourné comme on aurait voulu.

Le père se met en ménage avec la jeune étudiante. Son corps aux formes appétissantes lui promet des nuits bousculées. Après de multiples ruptures, des essais de couple libre, des appartements séparés, il cède à son chantage « Si tu ne me fais pas un enfant, je descends dans la rue et je me fais engrosser par le premier venu ». Il retourne vivre avec elle. Le voilà à nouveau père, lui qui a abandonné femme et enfants pour une vie d’aventure, une vie libre sans entraves, il s’embourbe à nouveau dans cette routine familiale qui le désespère. Lui qui rêve de bourlingue à travers le monde, de prendre des avions, des bateaux, de grimper à dos d’âne ou de chameau, le voilà à présent dans un appartement en bord de mer. Elle, couchée dans un transat, des rondelles de concombre sur les yeux. Lui, plein d’ennui, une bière à la main, qui attend que ça passe. Et le bébé qui dort dans la chambre.

L’ex-femme, elle, a pris la rupture de plein fouet. Emplie de regrets et de rancoeur elle s’est repliée sur elle-même, sur ses enfants. Elle a acheté une 4L. Les vacances, elle les passe dans des VVF, Village Vacance Famille, sorte de Club Med pour gens aux revenus modestes. On part en Alsace et on visite l’horloge astronomique avec l’aîné pendant qu’on met la plus jeune à la garderie. On dort dans un bungalow en Normandie et on sort parfois manger des crêpes au sucre et au citron dans la petite ville voisine.

Tout semble triste, fade et gris comparé aux vacances passées à quatre. Au fond, d’une façon ou d’une autre, on voudrait remonter le temps. Retrouver cette période de quasi insouciance. De bonheur léger où l’on croyait encore, avec les années septante qui démarraient, à l’avènement d’une vie meilleure, plus libre. Mais où sont passés tous ses rêves d’émancipation collective. Ils songent aux chamboulements profondes de société auxquels, au final, ils étaient si peu préparés.

Se retrouver dans l’arrière cour du château, ensemble, le soir. Et ressentir, une fois encore, la douceur de l’été. Quatre à nouveau. Mais on ne pourra plus jamais quatre. Même en remplaçant la femme par la jeune maîtresse. Du quatuor il n’en reste que trois. L’ami intime du père, médecin de quartier très apprécié de ses patients a plongé peu à peu dans la dépression. La sensation de n’être au final qu’un médiocre petit bourgeois avec son bagage désespéré d’idées, de n’être qu’un homme quelconque, sans qualités particulières, un homme inutile, l’a fait sombrer. Il se donne la mort avec une carabine volée à un de ses patients.

Et puis le château lui-même a disparu. A la fin de l’été il a été vendu puis rasé. Il a fait place à une usine de matériaux plastiques.

A propos de Sybille Cornet

Je n’ai pas de page Facebook ni perso ni privée. Ni d’instagram. Et pas de site non plus autour de mon travail. Je sais que question communication c’est pas top. Je vis mieux dans l’ombre. Mais je travaille à tenter d’en sortir. Je suis autrice et metteuse en scène. Principalement de théâtre jeune public. Le théâtre jeune public est un milieu qui vit un peu en autarcie. On se connait tous et toutes. Et donc la nécessité n’est pas forcément là pour me pousser dans le dos. J’ai une pièce de théâtre publiée Le genévrier chez Lansman. J’ai un texte publié dont je suis contente, une ode aux pieds nus (La matière du monde) édité chez Post industrial animism. J’ai publié des textes poétiques dans un magazine que j’adore et qui s’appelle Soldes almanach, magazine assez branque sur les nouvelles utopies. Il y a une adaptation sonore d'un spectacle performance sur le Syndrôme de Stendhal que j'ai écrit et performé ici : https://www.dicenaire.com/radioautresauborddumonde . Pour le reste, j’ai écrit et mis en scène une bonne dizaine de spectacles, adultes et enfants. Ma compagnie s’appelle Welcome to Earth. J’ai aussi fait un peu de poésie sonore. Pour l’instant je monte un spectacle pour tous petits qui raconte une amitié entre deux arbres, un petit pin nain et un bouleau. Ça s’appellera sans doute Inséparables. J’accompagne une actrice slameuse qui monte un seule en scène autour de sa grand-mère et de l’avortement. Le titre : Bête d’orage. Je fais partie d’une commission qui octroie des aides à la création aux créateurices jeune public et je lis beaucoup de dossiers d’artistes. Aussi étonnant que ça puisse paraître, ça me passionne complètement. Lire des dossiers d’intention de spectacles m’intéresse parfois plus que de voir le spectacle lui-même. J’étudie aussi la dramaturgie (mais ne me demandez par contre pas ce que c’est ok ?). Ah oui, je suis belge et je vis à Bruxelles, ville que j’aime entre toutes.