#été2023 #06 | 0202

J’ai pas vraiment d’argent sur moi. Juste de quoi acheter une baguette. Et encore, la dernière fois manquait deux ou trois centimes. J’ai pas de billet dans mon portefeuille, une poignée de pièces qui comblent à peine le vide. Et pourquoi j’en aurais, y en a plus besoin ? J’ai une carte, un code, et voilà. Et encore, du code on peut s’en passer maintenant. Et pas de code, pas de contact. L’argent, même trois fois rien, si y en a qui le jette par les fenêtres, ça s’envoie aussi en l’air. Oh, c’est du code quand même, mais pas le mien. C’est en champ invisible, souterrain, crypté dans un chiffre impénétrable. Enfin ça dépend pour qui. Et en même temps c’est de l’onde pure, c’est de la fréquence. Haute, basse, j’en sais rien. Les deux peut-être, et ça dépend du prix ? Et si ça se trouve, tu peux le capter sur la FM. Ça peut donner quoi comme genre de musique une transaction financière ? En tout cas c’est dans l’air. Dans les lignes souterraines aussi, mais d’abord dans l’air. À se demander si à un moment donné il va pas s’agir de « vendre de l’air, négocier avec de l’air » disait Jean-Pierre Camus. Eh oui, Jean-Pierre.

900 F par mois. C’était pas cher mon meublé quatre mètres sur quatre. Pas pratique, avec les toilettes et une douche commune à l’extérieur, mais pas cher. On était combien comme ça ? Quatre, cinq ? Pour un cabinet qui s’occupait surtout de grands appartements dans le centre de Bordeaux, c’était de l’argent de poche ces studettes. Si ça se trouve, il cherchait à s’en débarrasser. Le jour où je suis venu pour visiter et récupérer éventuellement la clef, je me suis retrouvé tout seul devant une espèce de coursive de béton fendu, entre une haie buissonnante et une façade blanche, derrière une grille rouge à repeindre. J’ai dû marcher pour trouver une cabine, en face d’un petit Auchan. J’ai appelé avec une carte téléphonique, que j’ai peut-être achetée au bureau de tabac du coin, comme je le ferais ensuite régulièrement, avec un paquet de Chesterfield et les Inrocks ou Magic ! On m’avait oublié. On envoyait quelqu’un pour me remettre les clefs. Je suis retourné devant la grille et j’ai attendu le livreur, les clefs. Combien de temps… ? Et j’envoyais un chèque par courrier en début de mois. 16 m2, avec des meubles ni en bois ni en carton, c’est suffisant pour relire ses notes brouillonnes, noircir les blocs d’exercices ratés, feuilleter ses bouquins en écoutant un disque ou la radio. Ça valait vraiment pas plus de mille balles ces pigeonniers. J’parie qu’aujourd’hui, euro et inflation compris, c’est le double. Si ça a pas été détruit.

Avant les soirées à la Victoire, il fallait retirer à La Poste de Talence, place de l’église. J’y allais en bus accordéon. Je me plaçais près de la porte arrière, accroché à une barre, et pour économiser les tickets, je ne compostais pas et regardais à l’approche de chaque arrêt s’il y avait des hommes en uniforme. Pour deux ou trois arrêts, généralement, ça passait. En plus les contrôleurs montaient par-devant, je descendais derrière. Jusqu’au jour où il y a eu plus de contrôleurs, en uniformes banalisés, bloquant tous les accès et demandant les tickets à ceux qui descendaient pour un coup de filet d’amendes augmentées, en plus !

De tous les billets précédents le passage à l’euro, c’est celui de 500 F, le Pascal, que je revois le mieux. J’en ai pourtant jamais eu dans mes portefeuilles.

0202. Mon premier code de carte bancaire. C’est avec ça que je vivais. Mais pas directement, ma première carte c’était pour retirer de l’argent à un distributeur, pas pour payer. C’était pas une carte bleue. C’était pas une carte aux couleurs de l’air. Elle était limitée. Pas de découvert autorisé, un montant de retrait plafonné qui volait pas haut, et fallait retirer toujours à la même banque. La Poste. Des facteurs pour banquiers. Si c’est pas un coup à confondre le courrier et les billets, à prendre les lettres pour de l’argent comptant. J’comprends pourquoi j’étais restreint. Le problème venait pas tant de moi au fond. Même si, évidemment, un peu quand même. Un étudiant boursier, ça gagne presque rien, ça dépense presque tout, chaque mois il reste trois francs six sous d’économie. Et va savoir combien ça fait quand on est passé à l’euro. Entre la conversion proportionnelle et l’inflation structurelle, trois fois rien. Donc, on resserre la ceinture. Mais j’ai pas changé de code, 0202. Ni de couleurs. La carte est restée multicolore. Longtemps elle a gardé ses couleurs primaires vives en jaune, rouge, vert, bleu ciel et bleu marine sur fond blanc. Elles ont changé quand le système a changé. La carte est devenue bleue, elle aussi, quand La Poste est devenue La Banque Postale. Quand il y a eu une espèce de fusion-absorption pour une restructuration interne des services financiers et postaux, au profit des premiers comme l’indique le nouveau nom, mais peut-être que c’est un titre ou une promotion, quand le service postal a été délégué non plus aux facteurs, devenus banquiers à part entière, de gré ou de force sûrement, mais à moi en fait, désormais responsable de mes lettres, de leur envoi, du suivi ou pas dans tel ou tel mode, et de l’arrivée d’une manière ou d’une autre, et si ça se trouve même quand elles sont en souffrance. Et petit à petit, responsable de mon compte. Pas propriétaire, mais responsable. Sinon, j’serais banquier, comme les facteurs. Ou alors je l’suis sans le savoir. Sans les avantages. J’travaille peut-être à l’œil pour les facteurs bancaires. Comme la petite carte postale a fini par travailler pour la carte bleue en changeant de couleur. Comme un signe sans fonction, comme un signifiant sans signifié, elle est devenue bleue sans offrir les avantages de la vraie. Un fond bleu ciel d’abord, assez pâle, voilé, avec le logo de la nouvelle société. Parce que c’est ça en fait, on est passé d’un service, de messagerie, à une société, d’argent. Même si allez, on va pas se voiler la face, la chose était déjà là, pliée depuis un bail en interne au moins, de gré ou de force. Y a sûrement longtemps que le message, son compte était bon. Et le passage au bleu, ça a été une façon d’acter enfin la chose en externe, de la fêter peut-être. Même si en bleu, la petite carte postale à la base, elle est devenue un peu copieuse-menteuse. C’était une carte bancale quoi. Sauf le code, toujours le même. Presque aussi sûr que le numéro de sécu ou le tatouage d’un animal domestique. Toujours 0202.

Les clopes, j’ai arrêté quand le paquet est passé à 14 F. J’en achetais juste un comme ça, parfois, que j’écoulais petit à petit dans le mois après la gamelle de midi. Je sirotais une clope sur un café lyophilisé sous chantilly carbonique.

Les chèques : les loyers, les frais d’inscription à l’université, des courses, des tickets de bus, des tickets restaurant, les manuels et les livres à la librairie Mon Livre, à la Fnac Saint-Christoly, des disques au passage et peut-être un par mois. — 0202 (on dirait un appel d’urgence), tout le reste en monnaie, magazines musicaux, baguette, ticket de cinéma, kebab, paquet de cigarettes, bières et compagnie en soirée, des petites courses comme du café ou de la chantilly, entrées en boîte, un disque à Prix Vert, un livre de poche en bouquinerie.

À l’époque du franc, sur les billets on voyait des personnages illustres. Avec l’euro, c’est des monuments inconnus. Pourquoi on a pas continué avec des personnages ? C’est pour ménager les susceptibilités ? N’empêche qu’avec Shakespeare sur un billet, même petit, même sur une pièce va, on aurait pas eu de Brexit.

Des bières en Happy Hour de deux heures, un kebab frites et sauce blanche chez Mon ami ! de temps en temps un menu au rabais dans un resto chinois sombre, une entrée de boîte et la paf bouteille pour un gin Kas pas frais, pas bon, pas fini, en attendant la dernière mousse sans soif au Temps des Copains, et les croissants chocolatines avant d’aller se coucher… le jeudi noirs à la Victoire, mon 0202 me donnait tant et fallait faire avec. Heureusement, les autres avaient tous une carte bleue qui brassait déjà pas mal d’air, avant de perdre le contact. Un coup le distributeur, plus loin qu’on croyait, un coup le boîtier encore bloqué, le code sur un clavier à touches et une pour déconner, y avait souvent quelqu’un pour m’payer un truc. Une choco chaude au petit matin.

Pendant les vacances, de retour à la maison, j’allais parfois retirer à Saint-Bonnet. Pas de distributeur ici, on va au bureau de La Poste, on s’adresse à Mme Garde. Elle s’occupe de tout. Même si t’as oublié la carte ou le chéquier. Et puis on parle un peu. Beaucoup. Les études de Seb, ce que j’deviens, la fac de Sciences, comment se passe le service militaire, le travail de Seb, si c’est pas dur la reprise en Lettres, où j’en suis maintenant, à quand la quille… jusqu’à ce que quelqu’un arrive. Jusqu’à ce que le bureau ferme.

Sur un des billets en franc, y avait pas un peintre ?

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

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