#été2023 #06 | Ce qu’on peut

On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a. On fait ce qu’on peut avec ce qu’on n’a pas. On fait ce qu’on peut. Je me le disais encore tout-à-l ’heure en pliant bagage après la dernière collecte le long du canal dans lequel je repêche aussi, en plus du reste, toutes sortes d’objets, déformés par leur séjour dans l’eau, couverts de vase ou noircis. J’en garde certains pour ma collection du fond. Les plus tordus. Ceux qui finissent par ressembler à des algues solidifiées. L’autre jour, quelqu’un m’a demandé si je faisais des expositions. Tout de suite j’ai dit non. Moi, je collectionne pour le plaisir dans un petit entrepôt, que me loue la ville, pour pas grand-chose. Mais pas grand-chose, ça finit par faire beaucoup parce qu’un éboueur, ça ne gagne pas des masses, on ne se rend pas compte. Alors, j’ai accepté des visiteurs dans l’entrepôt, à certaines heures. A force d’accumuler, j’étais débordé, et j’ai fini par vendre certaines choses, mais pas à n’importe quel prix : chacun donne ce qu’il peut. On peut même faire du troc, ça me va. Quelqu’un m’a dit un jour : tu devrais faire brocanteur, ouvrir une ressourcerie, il y a de l’avenir là-dedans, vu tout ce que tu trouves. Ça m’a ébranlé. J’ai décidé de me renseigner, peser le pour et le contre. Parce qu’éboueur, je n’ai pas envie d’abandonner. Je veux juste arrondir les fins de mois. Je suis allé à la banque. Un grand mot pour une minuscule agence qui menace d’être fermée. J’ai horreur d’y aller. C’est une sorte de traumatisme : la première fois que j’y ai mis les pieds, c’était pour toucher mon premier salaire. Je me souviens d’un homme affable, en costume, avec la supériorité de ceux qui savent faire des opérations décisives. J’étais écrasé, j’ai bredouillé, comme si mon salaire était une aumône et je ne savais pas comment remercier. Il m’a parlé très vite de placements là où j’osais à peine imaginer économies. Et puis en tant qu’enfant placé (maintenant on dit « confié », mais pas sûr que ce soit mieux) j’ai réagi par la fermeture. Placement : tu imagines ? Revenons à nos moutons : un autre responsable d’agence, bien après m’a expliqué qu’il y avait moyen de concilier les deux métiers – éboueur et brocanteur – mais qu’il fallait faire pas mal de démarches, assurer juridiquement, dépendre de systèmes différents, rendre d’autres comptes. J’ai dit non, ai remercié et suis parti comme on fuit. J’aurais dû dire oui, on me l’a répété, mais je ne veux pas entrer dans des manipulations vénales, on n’en sort pas indemne.   Bref, je vais là le moins possible, je me débrouille. J’ai tort, tout le monde me le dit mais je me méfie tellement. Un jour, dans l’entrepôt, est passé un gars qui m’a tout de suite accroché. Il voulait absolument acheter un livre qui avait failli finir à la benne : pages consacrées aux tragédiennes d’avant, celles du théâtre ou de l’Opéra mais les photos étaient complètement délavées. Le livre avait pris l’eau, je l’ai rattrapé, séché. Le gars a insisté, payé, est revenu, m’a raconté sa vie. Ancien trader, il a failli laisser sa peau dans la fièvre de la Bourse mondiale, autre fièvre de l’or, avec ses téléphones, ses prises d’intérêts, ses montées en pression, ses chutes, rechutes, remontées, folies, bénéfices, transactions, négociations et compagnie. Un jour qu’il marchait le long du canal il m’a dit qu’il lui manquait juste un petit comprimé ou plein d’alcool fort pour qu’il se jette à l’eau. Ils appellent ça dépression mais ça va plus loin, c’est le malheur aux riches qui résonne. Bref, il a réalisé à temps, a tout arrêté, a préparé un concours, rien à voir : est devenu professeur des écoles. Tellement heureux de ne plus crouler sous les actions et obligations vénales. Ses nouvelles opérations : apprendre aux petits comment réfléchir, refuser, inventer. Là, il insiste, et parce qu’il connait bien le système dont il est sorti, veut aussi m’aider à devenir brocanteur, même antiquaire mais pas la peine d’insister, c’est non. Je continue comme ça. Je traficote. Dis donc, je lui ai dit, quand tu as quitté tes marchés financiers, tu t’es bien bien jeté à l’eau mais ce n’était pas le même canal. Il a ri sans se moquer de mon allusion un peu lourde et on a trouvé le jour où ses élèves pourraient venir dans l’entrepôt pour voir ma collection du fond. Rendez-vous est pris. Je viens de trouver autre chose. Je leur raconterai.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

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