#été2023 #04 | un trajet deux temps et plus

Nikos dort. Le grand corps ami oscille un peu au rythme du train que lui seul semble percevoir. Sa tête par moment se pose sur mon épaule et il bredouille alors quelques fausses excuses avant de retomber dans le sommeil. Une boucle blanchie va et vient sur son front, se soulève un peu puis retombe. Tu lis, tu relis plutôt des pages polycopiées couvertes de formules mathématiques.

Nous avons dix sept ans. Nous ne dormons pas . C’est un autre train. Nous avons quitté le compartiment. La nuit défile, noire, rayée de jaune par instant. Accoudés à la barre métallique de la glace, nous parlons, anticipant sans doute les rencontres , les discussions qui nous attendent à Paris. Subitement Nikos baisse la voix. Comme en confidence il me dit que l’enfance d’ Aaron, un vieux, un fondateur, a été terrible. Sa mère découpait des semelles dans du carton, quand les soulier lâchaient. Je ne dis rien consciente de toucher à un pan de temps d’avant nous, à un grand récit qui fait socle.

Tu lis. M’adresses par instant un sourire lointain. Qui sommes nous. Des vieux pour les ados qui nous ont donné du monsieur madame avant de se déchausser et de plonger tête la première dans les écrans. Des amis de toujours, best friends, candidats au selfies souriants, au prisme des fictions fadasses qui circulent. Reste l’instant présent peu saisissable. Ce voyage vers une maison où tous les trois nous sommes attendus. Cette avancée dans ce drôle de train qui n’imite plus les intérieurs, joue la clarté, promet d’arriver vite sans empêcher que se précipitent à ses trousses les trains d’avant chargés de voyageurs. Je pense au père soulevant avec peine la malle des grandes vacances. Nous restons longtemps à la ferme. Il va aider aux travaux d’été. Je pense à l’ami Pierre, aux trains honnis qu’adolescent il voyait partir depuis sa fenêtre et qu’il lançait à la tête de l’aumonier, à la maison de retraite. Nous étions fiers de lui quand le dimanche nous l’emmenions pour une balade, un repas, avant qu’il décide de conduire à nouveau et qu’il meure au volant, vite, comme il voulait. Comment nommer ceux qui se pressent aux glaces? Le train troue l’espace et le temps.

A propos de Roselyne Cazanave

Née à Marseille, je vis en Haute Loire depuis plus de trente ans. Prof en collège , plus pour très longtemps. J'ai commencé à écrire grâce aux ateliers d'écriture organisés par Anne Roche, à la fac, puis j'ai continué: nouvelles très brèves, poèmes. j'ai un peu publié dans deux revues: Textuerre et Filigrane. L'atelier ''Recherches sur la nouvelle ''a été un vrai cadre de travail. Je continue à écrire sur sa lancée.