#été2023 #07 | je ne vivrai plus

Je ne l’ai jamais vu nu – elle oui, dans la baignoire du deuxième étage, cette toison noire entrevue en cachette, sa petite poitrine – mais lui non, il y avait sur le haut àmi-hauteur des bras blancs la marque de sa chemise aux manches retroussées et le reste bronzé sur la plage du Crotoy les galets le froid – il y avait la mer, loin si loin comment était-ce possible ? Loin – elle allait revenir, je ne me souviens pas, son maillot de bain à elle, mais sans doute une pièce parce que son ventre était plissé à cause des grossesses, elle devait être bronzée comme ses enfants qui riaient de voir si loin cette eau plate et inutilement froide, lui portait des lunettes grosse monture d’écaille, je ne l’ai jamais vue porter de lunettes de soleil, il y avait encore sur nos peaux ce soleil qui nous frappait aux épaules tous les midis, en revenant de la plage, sans chapeau, sans chaussure, et là sur ces galets comme, plus tard, sur les bords du lac Chambon, ces chaussures de plastique transparent auraient été nécessaires – des méduses, me dit-on que ça se nomme parfois – qu’on enviait à ceux qui en portaient – ou l’herbe douce des bords du lac, une bizarrerie encore de ce pays neutre – cet autre continent, elle ne devait pas être bien grande comme lui, belle bouche dents parfaites éclatantes comme ses rires et nez droit lui son mètre soixante-dix tout au plus, des cheveux noirs un sourire attendrissant, elle moins grande sa chevelure bouclée jais je me souviens de cette image d’elle et de ses amies sur le bord de la corniche, elles sont quatre, elles n’ont pas dix-huit ans et elles marchent et elles rient à l’image – toutes brunes gaies joyeuses chaussures estivales et robes fleuries mi-mollet légèrement échancrées (dire qu’on était dans ce corps-là) – les galets malcommodes le vent frais le soleil qui se cache (on est fait de, et on a été fait dans, ce corps-là) – quel était donc ce climat idiot ? Ça une plage ? Non
allez venez les enfants on s’en va,
on repartait, la quatre-cent-trois sûrement (j’en ai encore croisé une avant hier du même bleu, le type qui la conduisait (un peu chauve, un peu gros assez grand lunettes fines de métal jean t-shirt et blouson de tissu des mêmes tons gris bleu blanc, aucun rapport avec lui) souriait en disant que l’emblème qui ornait le capot (une petite tête de lion stylisée sans trop d’épaisseur) il l’avait posée lui-même, non elle n’était pas d’origine – je ne me souvenais pas d’en avoir vu sur celle que je lavais dans la rue, pour un peu d’argent de poche) les routes, les filles malades, les fenêtres ouvertes malgré la fraîcheur, elle à l’avant posée sur son bras à lui sa main – tournée à demi vers lui – je ne sais plus mais les bijoux non, son alliance oui mais d’autres non, une montre d’homme tout au plus et puis ses yeux noirs tout autant que ses cheveux, son rire, son sourire, ses colères, ses danses en chemise dans le salon, ses cigarettes et chercher le briquet ou les allumettes, ses cris ses gros mots – une femme mince, gaie drôle et emportée, veuve assise sur mon lit, les yeux gonflés qui me demandent de renoncer à cette moto
tu comprends je ne vivrai plus
oui, je comprends oui – ça m’était grave, mon amante alors avait un père qui en possédait une de cette même marque que j’envisageais alors, avec son accord à lui, mais elle non, et voilà que j’y renonçais, aurais-je perdu la vie au guidon de ce monstre d’aujourd’hui encore si je ne l’avais entendue, écoutée, comprise donc, peut-être, je me souviens de ce jeune homme, il souriait (la poignée dans le coin) quelques années auparavant, presque chétif cheveux courts et blonds et frisés banane comme en portaient alors ces chaussettes noires ou ces chats sauvages, une petite femme pantalon taché qui repeint son appartement repousse une mèche de cheveu d’un souffle qui rit ne boit plus de whisky à cause des maux de tête, fume parle rit raconte et tout à coup ce voile sur le regard noir, et elle la même semblable vive décidée en pantalon chemise espadrilles qui lave à grande eau des tapis qui ne veulent pas sécher, je me souviens de son talon tranché en cicatrice parce qu’enfant, une aiguille s’y était fichée enfoncée cassée, je me souviens de certains de ses grains de beauté, de ses
ben ouais quoi, et alors ?
imitant l’accent des parigots têtes de veaux, parisiens têtes de chiens, allumant son clope
non mais quelle gueule
conduisant cette limousine noire et souriant, un signe de la main, coude posé sur la porte vitre ouverte puis démarrant filant – les plis du cou, l’âge, les cernes les rides : le Bosphore, la mer Noire, Constanza avec son frère, deux semaines, elle et lui, comme neufs – plus tard, avec sa sœur aussi – je me souviens d’elle et de ses tweed, dans sa jupe foncée comme sa veste et ses lunettes noires, si, elle en portait, à l’enterrement de son frère, c’était en septembre aussi, une allée qui surplombe la principale, sous le pont bleu, je crois bien, tenant le bras de sa sœur (l’autre sœur n’était pas venue de Rome, ou alors elle était morte, l’autre frère devait être là), elles deux dans la voiture (la rouge), qui se rappellent des histoires drôles qu’on leur racontait, elles deux qui se disputaient toutes les trois semaines
cette tante-là était blonde fine comme elle et je l’aimais autant qu’elle, et puis elles se rappelaient au téléphone et tout était fini, voilà qu’elles s’adoraient plus ou moins jusqu’à la prochaine dispute, mais dis-moi, à quel(s) sujet(s) ces disputes, dis moi, je ne sais plus je n’ai jamais su je ne veux pas le savoir à son Gilo toujours fidèle, sans beau-père à ses enfants, elle sur son fauteuil, jambes repliées sous elle ses couscous et les cartes à jouer, les ramis, les pokers, les canastas, elle qui raillait les vedettes de l’écran, qui adorait Errol Flynn et Spencer Tracy, chaloupait sur les airs du Buona Vista Social Club (on dit cloub à Cuba), qui ne lisait pas, jamaisprétendait-elle, sa sténo-dactylo et ses
ne dis pas que je l’ai lu, mais il est très bien
en me rendant le tapuscrit donc de mon mémoire sur Sam Fuller, mais à qui devais-je le taire ? ses
prends la voiture si tu veux
elle hurlant contre les ces salauds de la scientologie dans laquelle une de ses filles s’était fourvoyée, frappant cognant fauteuil vaisselle, rage, hurlant encore contre celui qui l’avait escroquée et qui ne perdait rien pour attendre, dans son studio dont le locataire venait de mourir
prends ce que tu veux
elle loin, mais là qui encore toujours comme lui, elle qui hante les rêves

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

8 commentaires à propos de “#été2023 #07 | je ne vivrai plus”

  1. (dire qu’on était dans ce corps-là) ces surgissements de corps et d’images mais que c’est beau… ( pour la moto elle a eu raison !)

  2. L’art du conteur
    nous embarque à chaque voyage

    chant fulgurance
    tout transporte….
    on les connaît soudain depuis toujours, ces marins de grand vent
    merci Piero