### été 2023 # 09 | Comme Alice dans le terrier

« Quand nous étions petits, » continua la Fausse Tortue d’un ton plus calme, quoiqu’elle laissât encore de temps à autre échapper un sanglot, « nous allions à l’école au fond de la mer. La maîtresse était une vieille tortue ; nous l’appelions Chélonée. »

« Et pourquoi l’appeliez-vous Chélonée, si ce n’était pas son nom ? »

« Parce qu’on ne pouvait s’empêcher de s’écrier en la voyant : « Quel long nez ! » » dit la Fausse-Tortue d’un ton fâché ; « vous êtes vraiment bien bornée ! »

LEWIS CAROLL, alice au pays des merveilles

Mathilde a rêvé un jour qu’elle les réunissait toutes.

Qui donc ? demanda la Dame douce, une sorte de Reine très vieille et merveilleuse, à la fin de sa vie.

Toutes ces femmes, pardi ! s’exclama la rêveuse, en constatant qu’à ce moment précis, elles avaient toutes le même âge mais pas les mêmes vêtements..

– Et tu te souviens de l’endroit où cette rencontre a eu lieu ? Dans quelle maison ?

– Oui, c’était celle du Mont Joli, dans ses deux parties, le rez-de-chaussée hanté et l’étage vieilli et maussade séparé par un escalier de bois très sombre abominablement sonore, qui nous impressionnait. Avec l’odeur entêtante et glaciale du gros poêle à fuel dans un angle du hall,en haut des marches, tout aussi mal éclairé que le reste,un recoin sinistre… ce tunnel donnait directement sur la porte d’entrée en bas, côté ouest, joliment ouvragée, une coquetterie voulue en premières épousailles pour cette résidence secondaire. Le couple et leurs trois garçons avait un logement de fonction en Saône et Loire, à la Poste, près de Charlieu. Ici, les volets de bois peint en vert sombre étaient équipés de bergères 1900 en fonte… Je les trouvais fabuleuses, comme une contradiction dans l’austérité grandissante de la demeure et j’aimais les manipuler quand ça a été possible, c’était pour moi des talismans. Les nouveaux propriétaires les ont gardées longtemps, la belle porte aussi. J’espère qu’elles leur a porté bonheur.

-Tu as connu les deux parties de la maison ?

-Bien sûr, la deuxième surtout, c’est celle où a été installée la seconde femme du grand-père paternel, devenue veuve, jusqu’à son entrée en maison de retraite, je l’ai fréquentée beaucoup plus que les trois pièces vides du bas, où a vécu la première, crypte dont les portes étaient fermées à clé, pour les raisons que je t’ai déjà un peu évoquées… Tout puait la mort et l’abandon dans cette baraque et pourtant elle nous captivait. Elle m’a hantée jusqu’au bout, j’ai même voulu l’acheter à un moment, mais nous n’avions pas l’argent. C’était une maison endeuillée, tu vois ? Une maison qui voulait parler…

– Oui, mais dans ton fameux rêve, que s’est-il passé exactement ?

– Patience ! Tu veux tout savoir sans rien payer. Un rêve ne se raconte pas n’importe comment. Ni à n’importe qui.

– Je ne suis pas n’importe qui, j’espère ?

[Rires]

– Mais non, bien sûr, excuse-moi, je suis un peu chamboulée, et c’est pour cela que je te le confie.  Mais ce rêve était si fort qu’il faut déjà que je me le décortique. Je veux prendre un peu de mon temps. J’ai l’impression d’ouvrir un vieux Grimoire ou d’être à la place de la Fausse- Tortue dans l’histoire d’Alice au Pays des Merveilles. Bien que je n’aie jamais aimé cette fiction à double-fond, celle de Lewis Caroll, que tu connais, et dont a été démontrée, beaucoup plus tard, l’ambiguïté perverse… Je veux aller droit à l’image.

– Tu veux dire que ce rêve était tordu, effrayant ou méchant, qu’il t’a mise mal à l’aise ?

– Non pas du tout, car malgré la tonalité d’angoisse, il contenait aussi des retrouvailles et des explications qui m’avaient manquées depuis ma plus tendre enfance.

– Oui … Mais c’est le rêveur qui rêve… Tu es au courant ? C’est toi qui as inventé les paroles et les scènes sans le savoir dans ton sommeil…

-Admettons, pour autant, je crois que  je suis encore sous le charme de toutes ces révélations. Qu’elles soient vraies ou fausses m’importe peu. Je sais seulement qu’elles m’ont apaisée. Tu comprends ?

– J’essaie… mais pour l’instant, je ne veux pas te bousculer. Dis ce que tu as à dire. Tranquillement.

– Elles sont arrivées l’une après l’autre en silence et se sont installées là où il y avait de la place, d’abord dans le minuscule jardin devant la cuisine du bas.  Elles se sont assises sur des chaises pliantes en fer et lattes de bois vertes et rouges. Il y en avait assez pour toutes, pour attendre qui ou quoi ?  Je n’en sais rien.  La maison m’est apparue ensoleillée d’un seul tenant, comme si la lumière s’était engouffrée dans toutes les pièces au même moment. Presqu’un incendie. Je n’en croyais pas mes yeux, debout, devant elles, je n’osais pas bouger par crainte que l’image s’embrase davantage  et les fasse disparaître toutes comme sur ces photos  sépia surexposées. J’étais si contente de les voir ensemble, un véritable miracle… mais je me doutais que cela n’allait pas durer, que ce n’était qu’une illusion. Elles s’observaient avec timidité, un sourire aux lèvres, elles semblaient se découvrir en confiance, comme une évidence. Il fallait bien qu’un jour ou l’autre elles se racontent ce qu’elles avaient vécu chacune de son côté. Le temps était venu de mélanger tous les temps et de dresser la table des conversations sincères. Leurs coiffures étaient soignées, chignons relevés pour les plus anciennes, mises en plis et laque  pour la génération suivante, cheveux au vent en faux négligé pour les plus jeunes. A peine le temps d’un regard pour ce constat, idem pour les vêtements contrastés. J’étais tout de même agréablement surprise de les voir en couleurs et rayures harmonieuses. Elles avaient ce savoir-là, le goût des superpositions et des dentelles discrètes mais bien placées… Suprématie du coton, du lin et de la flanelle… Libération du polyester non froissable.

– Tu veux dire féminines et assumées ?

– Oui, mais sans les fioritures, les falbalas des coquettes, des « poules » disait ma mère, donc aucun maquillage.  Elles n’étaient vraiment pas dans la séduction dans ce jardin sans hommes, elles n’en avaient pas besoin.

– Qui a parlé la première ?

– C’est moi. Je les ai remerciées d’avoir accepté d’être là et de témoigner de notre lien familial malgré les différences de lignages et les statuts de « pièces rapportées » .

– Et en second ?

– Ma mère, tu t’en doutes, elle a été, tu le sais, le chaînon crucial de récit entre toutes leurs histoires, qu’elle disait pourtant, ne pas connaître suffisamment, sauf celle de sa propre mère…Elle a même  prétendu, dans ce songe, pardonner aux belles-mères usurpatrices qui avaient trop été dures avec elle… cela aussi, il faudrait le raconter… Mais je vois que tu es fatiguée. Tu es si généreuse de m’écouter encore, après tout ce temps.Il vaudrait mieux que tu dormes un peu, toi aussi, et que ton rêve parvienne à rejoindre le mien, ce ne serait même pas surprenant… L’important , comme pour cette Alice engluée de Merveilles et de Peurs infantiles, c’est de revenir dans la vraie vie avec un minimum de séquelles.

-Alors , oui, Dormons encore, et parlons à ces femmes assises en rond comme des Muses. N’oublie pas de refermer la porte du Jardin et toutes celles qui contiennent ton histoire…tes histoires…

-Merci, ma Douce. Tu as tant à dire toi aussi…

Est-ce la porte de la maison ?

Où sommes-nous, l’ombre et moi, une porte dans

l’imaginaire de la maison

Et le soleil qui fut ici

Un jour,

sur le duvet de la jeunesse,

Un souvenir

Et cette porte

Une ombre debout

Dans le soleil de ma chanson

NOURI- AL JARRAH, Le sourire du dormeur, voix II

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.

5 commentaires à propos de “### été 2023 # 09 | Comme Alice dans le terrier”

  1. j’entre enfin (cela ne dépendait que de moi) dans votre roman (justement pas familial) matrimonial — et c’est par la photographie : dans cette maison inondée de lumière, et devenue enveloppe, île de lumière elle-même, comme si les procédés photographiques l’avaient transsubstantiée, le sépia des vieilles photos se faisant atmosphère, et donc respiration (belle image de l’incendie suspendu à un geste — déclencheur ?). Cette assemblée de femmes, de destins, cette rêveuse synchronicité des jours distants (irréparablement), m’incite à reparcourir votre Litanie de femmes (#07) — où je retrouve cette affinité d’une seule (notre guide), cette intimité comme un don singulier, avec les photographies, cette capacité de lire des pensées dans le grain des images (quand c’est tout ce qu’on a, tout ce qui reste : entre les mains (et là aussi, cette belle image en suspens de l’orpaillage)) — il y aurait donc, peut-être sous les mots, ou les baignant, une chimie photo-sensible (et sentimentale) à l’œuvre, aussi, dans cette quête. Poussières lumineuses du temps

    • Oui, Christophe, la photographie a une grande place dans mes textes. Merci pour « la chimie thermo-sensible ». Votre message est merveilleux pour moi car il met des mots sur cette quête d’éclaircissement sans éblouissement. Tout un art que les photographes pratiquent et auquel je suis sensible. Merci infiniment.

  2. Après le long commentaire de Christophe, je soulignerai seulement la forme dialoguée qui fait bien courir l’histoire du rêve…
    Je ressens néanmoins que le fragment le plus important démarre avec « Elles sont arrivées l’une après l’autre en silence et se sont installées là où il y avait de la place, d’abord dans le minuscule jardin devant la cuisine du bas. » C’est là que ça se passe, que ça se raconte le mieux…
    Forte cette fin avec la citation du Sourire du Dormeur…
    Merci Marie Thérèse, « tu as tant à dire toi aussi… »

  3. Le Dit de la Femme Gigogne ! A coup sûr ! Oui, Françoise, tu as mis le rêve (complètement fictif) au bon endroit. Mathilde n’a pas fini de le raconter. J’attends la #9 bis. Je range et je dors en attendant. Je prépare aussi tant de choses…