#été 2023 #11 | non sitôt qu’on décide

Le retour en arrière, soudain très bon outil pour doubler mon récit, coudre sa doublure à l'intérieur, une couche qui manquait. Un problème, le format dépasse ce qui est lisible sur billet de blog. Tant pis, je dépasse. Il n'y aura pas de 11 bis, le personnage lisant n'entre pas dans mon récit pour le moment.

J’ai rencontré des représentantes du peuple d’Eva. Elles veulent avoir le choix de se multiplier ou non. Elles ne veulent plus travailler pour l’espèce à la reproduire. Elles veulent sortir de la table de multiplication qui leur échoue dès l’entrée dans le genre XX. Elles donnent de la voix pour rendre les choses égales entre elles, celles qui pèsent plus d’un côté que de l’autre sur la balance quotidienne, mais aussi les plus larges. Celles des salaires, les choses en cours de décision auxquelles il faut s’opposer, la production d’énergie nucléaire à l’endroit où les fauves ont posé leur chevalet et leur palette et leurs tubes métalliques contenant le pigment pâteux, à l’endroit où ils ont capté touche par touche mer, ciel et roche pourpre en d’infinis nuances pour en saisir la justesse. Cela justifie de marcher à l’emplacement choisi pour la centrale. De pousser la poussette sur le chemin caillouteux, la cadette est encore bébé, de tenir des banderoles Plogoff Non à la centrale, de coller les autocollants (smiley sun rayons piquants comme des épines). Cela justifie de crier tous ensemble, avec tous ceux qui ne sont pas d’accord (13 unités de production de 900 mégawatts en six ans pour un coût estimé à 13 milliards de francs 200 centrales panifiées en France jusqu’à l’an 2000) ceux qui savent la lande balayée par le vent, le granit érodé par la mer sa dentelle de langues rocheuses étalées vers le large (le goëmon récolté à la charrette tirée par des chevaux autrefois) les oiseaux enivrés à chaque printemps, les nichées providentielles dans les parois trouées, ceux qui viennent avec jumelles et longues vues les grossir dans leurs verres, repérer une couleur de plumage plus claire, une tâche sur le bec, qui déchiffrent la trajectoire des vols comme une partition musicale. Il y a tous ceux qui ne sont pas d’accord avec le passage du Progrès comme ça, ce visage du Progrès en 1976, qui délimite la dernière extrémité de terre d’Europe pour exploiter les particules d’uranium, les diffracter dans des tambours de ciment et récupérer la puissance de leur explosion. Le Progrès a choisi le village et la côte de Plogoff, là où la baie d’Audierne s’échancre avant de terminer en pointe de pierre déchiquetée diffractant en milliers de nuances les marques de ciels et d’écume de vagues, face au phare de la Vieille, là, on pouvait transformer cette grande vacance paysagère en réacteurs et combustion de minerai pour pourvoir à nos besoins électriques grandissants. Il y a tous ceux qui n’ont pas cessé de dire non depuis la première fois qu’ils se sont sentis autorisés à le dire, qu’ils se sont lancés contre. Limer le point de vue, éroder des décisions, corroder des systèmes, depuis que la presse en a parlé comme d’un mouvement révolutionnaire, depuis que les choses vont changer si on veut qu’il se passe quelque chose. Cette année 1968 au printemps. Eva quitte le 19ème arrondissement, elle dit non. Aux répartitions inégales des richesses, aux conditions de travail des ouvriers, au patronat, au patriarcat. Non à l’enrichissement des plus riches sur le dos des plus pauvres. Non à l’économie capitaliste. P. dit non lui aussi. Il apprend à dire non bien que contester lui soit difficile. Les choses s’améliorent par le travail, dans la persévérance et la répétition. Il suffit de continuer, exercer dans la persévérance et la répétition. Il suffit d’observer la croissance des pieds de vigne, les bourgeons, les premières feuilles au printemps, les bois décider le moment de tailler, éviter la pluie, la terre boueuse dans les rangs, préparer les outils, le tracteur. Dire non? Les pénuries, les engagements secrets, la résistance locale pendant l’occupation ici aussi on a dit non. Mais la terre calcaire ne s’étend pas jusqu’au roches granitiques de la côte bretonne. Dire non à la centrale, c’est le combat de P., d’Eva, ils ont beau défendre sa cause, aussi forte que leur attachement à leur terre d’adoption, qu’une terre natale saccagée, jamais P. et son père n’y feront lutte ensemble. P. sénior, son fils porte son prénom, ne prend pas cause pour une terre à 400 km de distance. Une terre choisie loin pour être sûr de ne plus l’entendre décider, pour reprendre la main, dire non à ce contre quoi il faut dire non sitôt qu’on décide d’y résister, tout ce qui s’est progressivement installé comme des zones à défendre, des causes à soutenir, les militants engagés contre un ordre ancien toujours à enrichir les mêmes, les puissants, les héritiers, et les autres, à l’étroit dans leur sort, mauvais à l’école, vulnérables au chômage, possibles étriqués du lieu de leur naissance. Eux, ceux du village qui en sortent, comme lui, P. maintenant, en fait ses élèves, il leur enseigne les techniques agricoles, une science où s’observent les animaux, la biologie animale. Patient, autoritaire, il exerce son métier d’enseignant. Au début, on fumait encore dans les classes, on voit P. entre deux cours, à son bureau, ranger des documents la cigarette au bec, peut-être qu’il était un enseignant en rupture avec l’autorité, que régnait un gentil désordre où la classe se faisait brouillonne mais libre. Le désordre s’est dissipé, P. a moins de patience, les années se répètent, les convictions pour se battre, pour dire non, l’impertinence de penser qu’on peut gagner, remporter la mise, avancer quelques pions, les grands idéaux on sait qu’eux n’ont jamais été réalisables mais les luttes ordinaires, les employés de la cantine qu’on va stabiliser par un contrat de titulaire, les précaires qu’on va faire entrer dans le statut, ceux-là ont remporté quelques victoires. Au-delà, P. n’échappe pas à la mélancolie des causes perdues, aux déceptions de la gauche. Petit à petit les élèves ne sont plus ceux qu’il extrait de leur condition comme lui a bougé dans la sienne, l’exploitation agricole, les attentes du père, la succession. (liberté dédiée à des choix de consommation, des besoins matériels, s’intéressent au diplôme pas plus). Ce qu’il avait à leur donner, sa peau pour les sortir de là s’il repérait la force de s’émanciper. Ils disent non maintenant. À son autorité coupante Cherchent un rapport de force, luttent, renversent le père. Ça P. ne l’avait jamais vraiment comprise ce père contesté qu’il pouvait être, il n’avait eu que des filles.

A propos de Nolwenn Euzen

J'écris dans les ateliers du Tiers Livre depuis 2022. Cycles: "techniques et élargissements" , "le grand carnet", "photofictions" ou 40 jours d'écriture au quotidien" (juin-juillet 2022). Mon blog le carnet des ateliers concerne quelques séjours d'écriture et ateliers que je propose, associés notamment à la marche à pied. J'ai publié deux livres papiers et un au format numérique quand j'étais plus jeune. Je me fâche régulièrement avec l'écriture et me réconcilie. Je suis d'abord une infatigable lectrice. "Babel tango", Editions Tarmac "Cours ton calibre", Editions Qazaq "Présente", Editions L'idée bleue Ces revues m'ont accueillie dans le passé: La moitié du Fourbi, Sarrasine, A la dérive, Contre-allée, Neige d'août, Dans la lune... Et, grâce à l'anthologie "La poésie française pour les nuls" (éditions First) je sais que dans un des livres de la bibliothèque de la ville où j'habite, c'est moi. Et ça compte d'être tatouée comme ça. J'ai participé plusieurs années aux échanges de blog à blog des "vases communicants" - mon site a disparu depuis. En 2007, j'ai bénéficié d'une bourse de découverte du CNL. Le texte a été abouti. J'ai bifurqué vers d'autres urgences. Enfin voilà quand même, je suis contente d'être arrivé là bien qu'aujourd'hui le temps a passé et que j'ai toujours un casque de chantier sur la tête. J'aime ça.

Un commentaire à propos de “#été 2023 #11 | non sitôt qu’on décide”

  1. la contestation comme fil conducteur de ce retour en arrière est une sacrée bonne idée. Les images surgissent éveillant des souvenirs vécus ou racontés… merci pour cette plongée dans le temps qui nous a construit.es