#été2023 #11bis | Les lectures du conservateur

Il se serait bien vu en Julien Sorel, mais c’était la fin qui l’embêtait, bien qu’il ne se souvînt plus très bien de l’histoire. Son oeil parcourait les tranches alignées, dans sa bibliothèque bois et cuir, jusqu’à ce qu’il repère le volume voulu. Il le relirait, un jour, peut-être. Ou autre chose. Il porta son regard par-delà les petits carreaux de la haute fenêtre vers les arbres bourgeonnant dans la cour du musée, et puis revint s’asseoir à son bureau. Adolescent, il avait adulé Maurice Druon, et il ne savait pourquoi les enquêtes du héros de Jean-François Parot, dans le Paris du XVIIIe siècle, que pourtant il dévorait à peine sorties de presse, il ne savait pourquoi elles lui laissaient une impression d’inassouvi. C’est qu’il n’avait pas envie de parler de littérature. Il était né parmi les livres, jusqu’au plafond, sur les étagères de toutes les maisons qu’il fréquentait, et il avait senti sa poitrine s’oppresser la première fois que quelqu’un lui avait dit qu’il avait emporté en vacances plus de livres que l’autre n’en avait jamais lus dans sa vie. Il avait fermé sa porte à ce genre de fréquentations. Il préférait rester dans son monde familier. Les gros volumes les plus récents sur l’âge du bronze et l’âge du fer étaient avalés et refermés, les articles en ligne sur le même sujet étaient analysés, annotés, jugés, fichés. Il s’enfonçait ensuite dans un fantasy comme dans les coussins d’un fauteuil. Quand il lisait des pages demandant plus d’effort à l’intellect – les philosophes des lumières, non merci, mais Bossuet, ou Saint-Simon, et dernièrement Gertrude Stein, écharde sur le lutrin bien ciré de ses habitudes – il arpentait les pièces parquetées de la conservation du musée. Ce n’était pas un château, non, c’était une grosse bâtisse, il en faisait le tour moins d’un chapitre, de ses grandes jambes maigres, alors il recommençait, raccourcissant ses pas, ou quand il faisait beau il sortait dans la cour du musée, en dehors des heures d’ouverture, quand la nuit n’était pas encore tombée. Il n’allait pas dans le bois. C’était trop risqué d’y croiser des opportuns qui interrompraient sa lecture ou ses pensées. Il projetait pourtant un jour de se marier. Il en rêvait du moins, peut-être trop vaguement. Comme d’un coin de feu ou d’un jardin fleuri où l’on installe deux sièges, et chacun vit ses livres. Côte à côte, échangeant une phrase, un sourire.

En relisant mes textes, j’ai trouvé ce personnage qui s’était invité à la #03, et je réalise que c’était Stein, déjà. Un personnage quaternaire (le directeur du musée) chez qui un personnage tertiaire (l’amie de la gilet jaune) fait des ménages, le décompte partant de la gilet jaune, personnage secondaire. Qu’est-ce que ça veut dire ces numérateurs ? C’est le seul personnage pour qui je mentionne des livres. J’ai eu envie d’aller voir les rayons de sa bibliothèque, mais il m’est impossible de savoir tout ce qu’on lu mes personnages, tant il y a de livres et d’auteurs qu’ils connaissent et pas moi.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine» (http://fadianike.blogspot.com), éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille» (https://www.facebook.com/LapietonnedeMarseille/), éd. David Gaussen, avril 2023. A paraître en octobre 2023 : «Ton Nombril», premier volet du diptyque ORIGINE, Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi. Le second volet s'intitulera «BigBang». Une souscription Ulule est en cours https://fr.ulule.com/ton-nombril-origine/

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