#été2023 #04bis | Nuits terminales

1.Dans la nuit de samedi à dimanche, le radeau s’est trouvé à portée de mots, au pied du lit. Le courant était fort et on sait qu’il est impossible de lutter contre. La seule possibilité : se laisser entrainer par lui et espérer en sortir quand il se mêlera aux eaux plus calmes. A ce moment-là, elle est dans l’œil du courant et se retrouve dans une bâtisse un peu en arc-de-cercle, comme une capitainerie. Il semblerait qu’il y ait des visiteurs humides qui se fraient difficilement un chemin parmi cordages et paniers. Elle a tant à dire à son ami pas vu depuis si longtemps qu’elle ne sait par où commencer et c’est lui qui attire son attention sur la ligne d’horizon. On y devine la présence d’une mer silencieuse dont les vagues se rapprochent en grandissant. Mais il n’y a pas de danger, elles sont loin, comme ralenties et surtout offrent le spectacle d’une vaste émeraude claire sertie d’écume qui cristallise à vue d’œil. Le temps de s’extraire de la fascination et il est trop tard : les déferlantes se fracassent de toutes parts autour de la capitainerie encerclée, l’ami a déjà disparu. Elle a juste le temps de s’emparer du carnet au pied du lit et d’y jeter le mot émeraude.

2.Dans la nuit de samedi à dimanche, une bribe du périple est remontée à la surface. C’est l’année du mistral qui renverse, des abricotiers secoués, de la route de Saumane, de la brèche dans le mur et du grand poète à la lanterne. Juste avant, elles avaient rejoint en stop la côte Méditerranéenne. La grande bleue offrait aux voyageuses ses calanques et ses villes pas encore taguées. Les voici au bord, on se dit qu’on peut dormir à la belle étoile, en échappant à la chaleur suffocante. La nuit est venue sans qu’on s’en aperçoive. Et là, impossible de rester au bord. La mer est un appel. Il n’y a personne, c’est l’heure du bain de minuit. Elles entrent dans l’immense étoffe fluide et sombre qui entoure les corps d’une fraicheur vivante. Elles nagent lentement. Soudain, l’une appelle l’autre et vice-versa : regarde autour de toi, tes contours brillent. Une cohorte de micro-organismes marins luminescents comme aimantés par le mouvement des corps immergés les accompagne au plus près. Présence phosphorescente dans l’infini noir dont elles brassent la chair.

3.Dans la nuit de samedi à dimanche, elle a étalé les agendas annotés sur la table pour y prélever les traces laissées par les fins de semaines, avec l’implicite des nuits. Se mêlent dans le désordre les détails dont parfois le sens s’est retiré et les notes minuscules d’où ressurgissent intacts les événements intérieurs : apprendre à vivre après le choc ; préparatifs pour l’hommage à Joël K, caché pendant la guerre mais rattrapé par le virus ; départ imminent pour le village d’enfants ; une certitude :  aller là où il a vécu, là où je l’ai retrouvé, inscrit depuis qu’il a disparu dans les paysages que notre fils ne connait pas encore ; corps cassé après le rangement de l’atelier vidé ; galerie des grands cristaux ; fête pour l’anniversaire de l’amie fidèle avec rires et camélia rare ;  relecture du conte écrit pendant le confinement, en sept épisodes ; le parfum du muguet cueilli le jour dans les bois te réveille la nuit.

4.Dans la nuit de samedi à dimanche, sur le quai, le long du port, un plancher de bois que les danseurs martèlent inlassablement. Tant que les musiciens lanceront les airs et soulèveront les vies, cercles et couples se reformeront. Il y a là quelque chose d’inexorable, le battement d’une transe portée par l’odeur des embruns. Les touristes sont partis. Reste le noyau dur de ceux qui dévident leur histoire au contact des rythmes ternaires, passe-pieds ou mémoire du battage transformé en danse décalée de quelques centimètres quand il s’agissait de séparer la balle et le grain. C’est souvent le même homme à la barbe blanche, surnommé le druide du port, qui mène la chaîne humaine en veillant à ce que la conduite hypnotique de la danse génère l’autre espace, avec lequel chacun repart, une fois éteints les derniers sons.

5.Dans la nuit de samedi à dimanche il a fallu prendre la route en catastrophe. Les enfants réveillés en sursaut n’ont pas compris ce qui se passait. Juste le cri d’une mère dans la nuit, le départ précipité, des oreillers jetés pour eux à l’arrière et à l’avant des sanglots, des questions, des bribes. Il est mort pendant le transport à l’hôpital, le fou jaloux l’a assassiné. La voiture file dans la nuit. Ce n’est plus le paysage enchanteur du jour, quand ton père prenait l’ancienne route de Reims en commentant toujours de la même manière, pour agacer ta mère, la présence des rivières dans la vallée. Le grand Morin a débordé et la lune éclaire l’eau sortie de son lit. Tu ne sais pas à ce moment-là que tu ne reverras plus jamais ton grand-père.

6.Dans la nuit de samedi à dimanche, la fenêtre est restée ouverte. L’orage n’est pas loin. La pluie est si rare qu’il ne faut pas manquer son crépitement et son parfum quand elle pénètre la terre assoiffée. Elle pense à la phrase d’une chanson écrite il y a longtemps : la pluie ne tombera que dans le sillon des soifs renouvelées… La fenêtre est ouverte, et donne sur l’attente. Eclairs de chaleur, demi-sommeil. Il pleuvra tellement que le lac d’Enghien, les ruisseaux et vieilles sources dans la forêt, l’Oise déborderont à leur tour. Elle s’est préparée depuis longtemps. Au pied du lit, un autre radeau est amarré.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.