#été2023 #01 | l’art de ne pas écrire

Cela fait des années que je veux écrire. Pourquoi ? Je me le demande, c’est fatigant, je n’ai aucune idée, aucun thème à creuser, peu de souvenirs, j’échoue sans fin mais je m’accroche à cette vision enfantine de moi adulte penché sur une table face à un monticule de feuillets noircis de mon écriture. C’est une image de paix, peut-être que cette image compte plus encore qu’écrire. Les écrivains m’apparaissent comme des êtres qui ont trouvé la paix dans ce silence où murmurent amicalement leur plume ou leur clavier. Ils m’apparaissent, oui, enveloppés de ce silence et oui, dans cette paix, avec tous les troubles du monde contenus serrés dans leur tête, une tête énorme et grouillante d’horreurs que leur talent d’alchimiste laisse s’écouler dans le jus noir de l’encre avec la plus parfaite tranquillité. Malheureusement pour moi le chaos du monde m’environne, je ne l’intériorise pas, je le fuis, je suis pour ainsi dire aux premières loges du désastre et ma tête est vide.  Cela fait des années que je cherche le moment de la journée et l’endroit propices. Écrire la nuit ? C’est si romantique et je suis insomniaque mais mes insomnies m’épuisent et je n’ai pour ainsi dire jamais trouvé la force d’être un écrivain nocturne. Écrire le matin alors que c’est le seul moment où je peux dormir un peu ? Il ne me reste, une fois mes ablutions faites et mon repas englouti, que les après-midi, en somme le pire moment pour écrire – je ne connais pas un écrivain qui écrive l’après-midi – d’autant que l’après-midi la fatigue et une trouble léthargie m’encotonnent l’esprit. Au final, je n’ai pas d’heures, pas de rythmes, pas de rituel et ma création en pâtit. J’ai également consacré beaucoup de temps à créer le lieu propice tout en rêvassant autour de la cabane de Virginia Woolf au fond du jardin de Monk ‘s House, austère et largement ouverte sur la tendre campagne du Sussex.  Jeune et fauché, j’ai écrit sur une table dans ma chambre, je ne supportais pas le lit défait et je commençais par le remettre en ordre. Sur ma gauche, il y avait une fenêtre avec un garde-corps en ferronnerie et ce détail m’enchantait, une fenêtre sans ferronnerie est un cadre vide. Puis je faisais tourner une lessive, rédigeai ma liste de courses sur mon beau papier d’écriture et finalement, décidai d’y aller avant de m’y mettre vraiment, et tant qu’à faire préparer mon repas pour avoir l’esprit plus tranquille, après quoi je m’endormais devant la télé, heureux d’avoir échappé à la torture, et frustré. Dans notre deuxième appartement, j’ai écrit (je devrais dire j’ai tenté d’écrire) dans notre chambre qui était plus vaste et sur un énorme bureau de l’administration des années 40 acheté une bouchée de pain aux puces dont les tiroirs énormes étaient si lourds à tirer qu’on y déposait que ce qui servait peu. La fenêtre sans ferronnerie donnait sur le ciel, cadre vide sur un ciel vide en réponse à mon propre vide. J’ai également beaucoup tâtonné avec la question stylo. Elle m’a offert un stylo d’écrivain, l’énorme Meysterstuck de la marque Montblanc et d’élégants carnets lignés, je ne sais pas pour quelles battoirs sont fabriqués ces monstres, j’avais la désagréable impression d’écrire avec un obus sur des timbres-poste, j’ai donc abandonné puis perdu ce magnifique objet et acheté des cahiers plus grands. J’ai tenté quelques autres modèles de la marque qui pissaient l’encre avant de s’assécher entre mes tentatives trop espacées. Je suis passé au crayon 2B (plus glissants que les HB ) avant de découvrir les stylos billes Caran d’Ache d’une fluidité réconfortante si je ne les perdais pas si souvent. On dit que le métier d’écrivain est le moins coûteux qui soit pour l’artiste, il me semble pourtant avoir beaucoup investi pour bien peu de résultats. Dans notre maison, j’ai pu avoir mon bureau, je l’ai magnifiquement installé. Je me suis entouré de tableaux, d’étagères métalliques que j’ai repeintes d’un beau rouge basque,  la fenêtre (avec ferronnerie) donnait sur le jardin où je passais bien plus de temps qu’à mon bureau qui présentait l’avantage de me donner une vue en aplomb pour fomenter mes prochaines plantations mais le sérieux inconvénient d’être passant, les gosses devaient le traverser pour se rendre dans leurs chambres, j’ai donc pu me faire une idée précise du nombre de fois où ils le faisaient par jour en tapant des pieds et en braillant, me mettant à bout  de nerfs, tandis que leur mère les poursuivait en émettant des chuuuuttt assourdissants, j’ai déplacé les étagères pour créer un couloir, leurs passages n’en étaient pas moins dérangeants, j’aurai été plus tranquille dans un hall de gare. C’est d’ailleurs ce que j’ai maintes fois pu vérifier, les idées et les pulsions d’écrire me tenaillaient sans prévenir dans les endroits et les moments les plus inattendus : halls de gare bien sûr, réunions, salle d’attente, café et surtout les trains longues durée, véritables muses de l’écrivain impuissant que je suis. Il faut bien reconnaitre que le confort et la tranquillité n’ont rien à voir avec l’inspiration. Et ne pas être confronté à l’effroi d’être tout à fait seul avec soi rend les cafés propices et dans les maisons, nécessaire la fenêtre en lien avec le dehors, il faut voisiner avec la vie à défaut d’en être. J’ai bien sûr rêvé de claustration parfaite (cellule de prison ou de moine, cabane) mais sans jamais céder sur une décoration soignée, qui m’a fait perdre beaucoup de temps et d’argent, échafauder beaucoup de théories stériles et écrire bien peu de pages. A se demander si tout cela n’est pas une pose ou un déguisement pour camouffler ma sauvagerie intrinsèque, ma faim de solitude toujours ajournée et lui donner un sens :  « je suis seul pour écrire » histoire de ne pas avouer que j’écris pour être enfin seul. Il m’est arrivé d’écrire dans une grande maison vide et battue par les vents et d’y être tout à fait bien, il m’est arrivé d’écrire la nuit une nouvelle atroce dans une grande maison isolée, de me faire peur à moi-même avant de m’endormir comme un bébé, il m’est arrivé d’écrire dans des endroits gorgés de monde, bien protégé sous la tente de l’anonymat. Jamais auprès de mes proches.  Jamais très longtemps non plus, trente minutes, une heure et soudain le retour à soi, c’est-à-dire au monde, éblouissant, intempestif, avec au fond de moi, comme une fleur épanouie, récompense de la séance d’écriture, ce rare petit miracle, si rare que je me suis obstiné comme les malheureux arrimés à leur « amour » durant des décennies au nom de leurs trois minuscules premiers mois de bonheur. Aussi, vu mon grand-âge, je pense sérieusement qu’il est temps d’y renoncer tout à fait, divorcer définitivement avec l’écriture, quel soulagement ce serait !

A propos de Catherine Plée

Je sais pas qui suis-je ? Quelqu'un quelque part, je crois, qui veut écrire depuis bien longtemps, écrit régulièrement depuis dix ans, beaucoup plus sérieusement depuis trois ans avec la découverte de Tierslivre et est bien contente de retrouver la bande des dingues du clavier...

7 commentaires à propos de “#été2023 #01 | l’art de ne pas écrire”

  1. « je m’accroche à cette vision enfantine de moi adulte penché sur une table face à un monticule de feuillets noircis de mon écriture.  »
    J’aime les contradictions du personnage . Qui écrit loin de tout à se faire peur ou dans le brouhaha des gares et qui ne peut pas ne pas

  2. L’écriture ne serait-elle pas un peu comme le bohneur : aussitôt qu’on le nomme il ne peut plus être « le « bohneur qu’il était alors que naît la souffrance de ne pas être sûre de le reconnaître, l’atteindre… J’ai pensé à cela dans l’impossible renoncement qui serait pourtant, dis-tu (je tutoie) un soulagement. Merci pour cette traversée.

  3. « peut-être que cette image compte plus encore qu’écrire »
    « je suis seul pour écrire » histoire de ne pas avouer que j’écris pour être enfin seul.
    Merci pour ce texte qui résonne de plein de façons.

  4. Catherine,
    J’aime ce personnage qui veut écrire, mais doute, fuit. Ne trouve pas le bon moment, les bons outils, le lieu parfait. Fait tant d’autres choses avant de se décider à s’y mettre et finalement se laisse avoir par la fatigue.
    J’aime ses tourments.
    Et ce passage : ‘« je suis seul pour écrire » histoire de ne pas avouer que j’écris pour être enfin seul’ – question intéressante.
    Et, en écho à ce que tu écris à la fin, est-ce seulement possible de renoncer définitivement à l’écriture ?
    Texte sincère dans lequel on peut se retrouver en tant qu’écrivant.
    Merci.
    Belle fin de semaine.

  5. « Il faut bien reconnaitre que le confort et la tranquillité n’ont rien à voir avec l’inspiration. » Tout à fait ! J’ai adoré ce personnage.