#été2023 #02bis | Jokari, vers l’Eden

J’essaie de trouver l’Eden sur l’application. Le nom est introuvable. Je me rappelle du nom de l’avenue, pas certain du numéro mais je reconnaitrai l’immeuble une fois là-bas. Mon chauffeur rejoint le banc de poissons mécaniques, son flux incessant, il joue de la nageoire, du guidon, monte sur le trottoir, à 20 km/h les façades changent de couleurs, de matière, du béton vert-dégâts-des-eaux peut naître une tour de verre. Pas fini le chantier d’en haut qu’un autre commence en bas. Les routes portent le deuil des rizières, le nom des rivières qui survivent dans le souvenir de quelques-uns, les plus anciens, souvent plus jeunes que mon père. Les rues sont peuplées de chambres disparues, d’immeubles détruits ou en projet. On arrache les arbres, on les replante ailleurs, bien alignés. Un café ferme, un autre ouvre aussitôt à sa place, au même endroit, sous une autre enseigne, une autre table, une autre chaise où peut-être, écrire… C’est combien ? Il montre du doigt le montant de la course sur l’application. Je continue à pied. Je pourrais faire des tours du même quartier pendant une heure que je ne reconnaitrais rien. La ville semble se métamorphoser sous mes yeux. Massage body massage, body massage sir ! Pas de souvenir de ce parc. Des centaines de jeunes y sont assis par terre, sous les arbres, devant un café, un soda. Autour le grondement des moteurs n’en finit plus de tourner. L’espace vert sent l’essence, le porc frit sur le trottoir. Un éventail propage la fumée au nez de ceux qui rentrent chez eux à mobylette… Weed, Cocain, Lsd, girls ? Je reconnais l’église de briques rouges, elle semble beaucoup plus petite, plus récente aussi. On dirait une copie. La vierge Marie regarde une gigantesque banque dressée devant elle. À ses pieds, l’incessant mouvement des enfants qui jouent, la rumeur des mères qui bavardent, le silence des pères la main sur le front, devant un jeu d’échec chinois, et l’aboiement des chiens, encagés sur la selle d’une vieille Honda. Probablement personne n’adoptera un des captifs aujourd’hui. Where are you going my friend ? L’avenue était un canal, il y a des siècles, il ressurgit des fontaines au sol. Elle mousse, on dirait ma salive. Je dérive sur l’eau enterrée vivante. Ça sent le parfum la sueur les soupes, les ordures de millions qui se côtoient tant bien que mal, étouffante promiscuité d’un désespoir gai, perdu dans la torpeur des paroles, au coeur de la foule, je me réfugie vers la lumière. Combien d’existences esseulées marchent sur les chemins climatisés de ces couloirs marbrés, escalators, ascenseurs tout est fait pour marcher sans effort et continuer le sèche-vitrine, dans les poches pas d’argent, dans le coeur aucun désir d’achat, je deviens le reflet parmi d’autres passant dans le brillant des diamants bon marché, la pensée nauséeuse de codes barres, de prix scintillants, soldes jusqu’à quatre-vingt dix pour cent, liquidation exceptionnelle mort assurée… Je demande où est l’Eden à un garde. L’Eden, vous y êtes ! Ça s’appelle Union Square aujourd’hui, depuis des années ! Vous, vous n’êtes plus d’ici ?

A propos de Anh Mat

Né en 1982 à Toulouse. 24 ans après, départ pour Saigon où je vis et écris. Errances littéraires et audiovisuelles sur le web depuis 2013. « Il y a quelqu’un », nouvelle (revue nerval) « Monsieur M », roman (publie.net) « cartes postales de la Chine ancienne »,poésie (éditions Qazaq) « Retour sur soi » éditions Qazaq » « au sujet de la vidéoécriture » (revue Oeuvres ouvertes) « Người nước ngoài » revue Dires résidence numérique sur Glossolalies.net, programmé au festival « extra LittéraTube », Beaubourg contributeur régulier chez « les cosaques des frontières » anime le site www.lesnuitsechouees.com