#été2023 #03 | rooftop

Comme je le disais, elle ne sait pas trop où elle en est. Dans cette maison, d’ailleurs personne ne sait trop où il en est. Elle, elle a quoi, une quarantaine d’années, elle parait plus jeune, ses cheveux blonds qu’elle a laissé pousser et qu’elle coiffe en nattes, en tresses, en queue de cheval, selon l’humeur généralement plutôt gaie, elle s’y force. Comme je le disais, elle écoute les rolling stones, elle vient de découvrir cette musique à l’occasion de l’anniversaire d’un copain de son fils, elle a acheté le disque pour que le gamin l’offre à son copain, il était invité à l’autre bout de la ville, elle l’a accompagné avec la dauphine jaune, lui a mis le disque dans les mains — tiens, donne lui ça, ça vient de sortir. Elle est allée le rechercher le soir, ils l’avaient écouté pendant la fête, surpris séduits il lui a dit que ça change de ce qu’ils ont l’habitude d’écouter, edith piaf, richard anthony, elle est revenue voir le disquaire sous les arcades, en a acheté deux, ça sent la liberté, l’autre elle va l’offrir à Lucile. Comme je le disais, la maison commence à vivre vers 17 heures, les enfants rentrent de l’école avec leur bus et son homme revient un peu plus tard, elle leur a passé le disque plusieurs fois, lui il dit qu’il aime bien, il est gentil, les gosses préfèrent claude françois ou france gall mais ça va, personne n’a dit d’arrêter ça, pas comme le jour où ils sont allés à la fête organisée pour la venue du négus, roi des rois haïlé selassié, le mix de musique militaire et de musique éthiopienne mal jouée les avait vite fatigués. — Tu as pensé à acheter une pellicule pour mettre dans l’appareil ? dimanche je voudrais pas qu’on rate la communion des filles. Dans le salon au vitrail, elle a cousu les robes blanches, un peu de dentelle, les cours de couture ont été une libération, les journées seule, elle n’en pouvait plus. Lucile va passer ce soir prendre son disque. On va le mettre à la fête de communion. Lucile, elle l’a rencontrée à cette fête justement, celle du négus, toutes les deux elles s’étaient mises dans un coin pour échapper à l’infernal micmac musical, elles ont ri, ri, Lucile c’est une rigolote, elle a passé son enfance en Provence, la tête au chaud et dans la lumière qui donne envie de vivre dehors et de peindre, elle n’avait jamais eu le temps, le courage de le faire et depuis qu’elle est ici, fuite de l’ennui, elle a pris des pinceaux, s’est réservé une pièce dans la maison, la plus claire et elle s’y est mise. De temps en temps, elle sort avec son attirail, s’installe sur le bord d’une rizière ou dans la rue, elle ne veut pas que ce soit un autre enfermement. Elle habite en ville, dans sa rue elle est la seule blanche, elle est là depuis une dizaine d’années, elle y est bien. Gamine, elle était venue ici avec ses parents, son père faisait commerce d’épices, elle s’y était sentie bien et dès qu’elle a pu, elle est revenue, seule s’installer ici pour continuer le métier du père. Elle passe beaucoup de temps dans les ports de la côte, mais son point central c’est ici.. Trouver la maison n’est pas facile, il faut demander, après l’arrêt du bus, tu prends la petite rue jusqu’à la boucherie à gauche et puis là, après le terrain vague, le petit chemin entre les deux haies de bougainvillées, le premier portail sur la droite, la belle maison au fond du jardin. Pas grand monde se risque à aller la voir, elle dit pourtant qu’il n’y a aucun danger, que si tu demandes Lucile, tout le monde la connait, on t’accompagnera même, mais rien n’y fait, elle boit l’apéro seule, elle mange seule, elle peint. Elle n’a pas d’enfants et n’a pas l’air de vouloir en faire, elle a vite adopté les deux gamines et c’est elle qui a eu l’idée du rooftop pour la communion. Comme je l’ai dit, c’est le mot qui l’avait amusée et la façon dont Guy l’avait dit, naturellement, apparemment peu surpris par son incongruité ici. Ils ont un rooftop, vous verrez on domine la ville, c’est bien pour une fête surprise, les petites seront heureuses. Comme je l’ai dit, Guy n’est pas grand, il parle fluide. Ses parents vivent dans un petit village dans le sud, il y a passé son enfance, finaud et chef de bande, l’instituteur l’a remarqué et a dit aux parents qu’il pourrait faire quelque chose de bien à la ville. Il a fait des études, s’est fait des relations. Comme je l’ai dit, c’est comme ça qu’il a trouvé ce travail de réceptionniste en chef du grand hôtel, il observe les va et vient, parle juste ce qu’il faut, écoute beaucoup. Il sait qui arrive en ville, les petits et grands trafics, les malheurs et bonheurs de chacun. Il habite dans le faubourg où il va en bus ou taxi brousse mais il préfère rester à l’hôtel où il passe la plupart de son temps. Lucile, il ne saurait dire si c’est une cliente ou une amie, depuis que le pays n’est, officiellement, plus une colonie, les relations sont moins simples. Comme je l’ai dit, de temps en temps, il a l’impression qu’elle cherche à lui soutirer des informations mais comme lui fait de même, ils ne s’en disent rien. L’histoire du rooftop, c’est venu parce que Lucile cherchait un endroit discret pour parler avec un fournisseur. — Là-haut vous serez tranquille. Le fournisseur n’est pas venu, elle a passé l’info à sa copine pour la communion mais entretemps, comme je l’ai dit, le rooftop n’existait plus, On nous avait dit qu’il y en avait un, on en avait rêvé pour la communion des filles, on aurait mis notre musique. Oui, y’en avait un mais il a été transformé en suite, en si peu de temps ? bizarre, vous pouvez la faire ici votre fête, au rez de chaussée, ça va pas ? ça sent le moisi ! Alors elle est revenue voir le disquaire, il doit bien connaitre une salle en ville. La boutique est grande, les murs tapissés de posters des Surfs, quatre garçons, deux filles habillés comme des collégiens, ils ne viennent plus à la boutique depuis qu’ils ont du succès et passent à l’olympia. Il passe ses journées à se rêver en musique, au premier rang d’un concert de johnny halliday, liverpool, ruby tuesday, à la guitare derrière son copain barbu et chevelu, né sur la côte avec qui il a trainé ses guêtres dans son enfance et qui commence à chanter et élucubrer, il se dit que tout ça va bientôt finir. Une salle ? oui il en connait une.

A propos de bernard dudoignon

Ne pas laisser filer le temps, ne pas tout perdre, qu'il reste quelque chose. Vanité inouïe.

5 commentaires à propos de “#été2023 #03 | rooftop”

  1. Quels beaux portraits et juste ce qu’il faut d’histoire pour percevoir les liens entre eux et essayer d’en deviner d’autres. Merci !

    • Merci Helena. Que je les oublie vite ces textes et que ça m’amuse quand je les relis !

    • Merci Catherine. Ça glisse bien moins quand j’écris. J’ai même tendance à trouver ça rugueux et ardu alors merci.