#été2023 #05bis | Cinq fois Hippolyte

Il ne savait pas qu’il s’appelait Hippolyte. La plupart du temps, lorsque l’adolescent montait dans le premier train du matin, il le voyait assis près d’une fenêtre, juste après la porte d’entrée. Le plus souvent, il mangeait un croissant. Quelques rares fois, l’homme montait après lui, mais c’était peu fréquent. Cela n’avait pas beaucoup d’importance, de toute façon, parce que cet homme déguisé en employé de bureau n’avait jamais éveillé le moindre intérêt à ses yeux. Comme la plupart des gens qu’il croisait dans ce train. Ce qu’il savait, c’est que quand il descendait du train pour se rendre à son lycée, l’homme n’avait pas bougé, il était assis à la même place et avait le même regard vide. Quelques miettes de croissant décorait invariablement sa veste. Le jeune homme ne savait rien de lui, rien d’autre que ce qu’il voyait durant la vingtaine de minutes où ils se trouvaient ensemble dans ce train. Pas tous les jours, seulement quand le jeune homme avait cours lors des premiers créneaux du matin, à savoir deux ou trois fois par semaine selon son emploi du temps. Durant cette vingtaine de minutes que durait le trajet, en vérité, il ne voyait l’homme que quand il montait et descendait. Entre temps, l’adolescent était tellement absorbé dans l’univers de son jeu vidéo que l’homme avait disparu, qu’il n’existait plus. Et si la question ne s’était pas posée, il est fort probable que cet homme eut définitivement été oublié en quelques jours. S’il l’avait voulu, il l’aurait peut-être imaginé en personnage virtuel. Mais il ne l’avait pas voulu.

Il ne savait pas qu’il s’appelait Hippolyte. Lorsque le train faisait vibrer les vitres de sa cuisine en passant devant la fenêtre tous les matins alors qu’il était en train de lire le journal et boire son café, le vieillard ne savait même pas que cet homme s’y trouvait. Cinq jours par semaine, toutes les semaines de l’année hors congés, depuis douze ans. Il ne l’avait même jamais vu. Ou alors, il ne savait pas qui il était. Il ne savait rien de lui mais pourtant il existait dans son esprit. Il existait comme une idée. Dans l’imagination du vieillard, le train avait toujours occupé une place de choix dans ses rêves et ses désirs parce qu’il transportait les gens vers l’ailleurs. Cet homme était celui qui filait vers l’ailleurs. Même si, en vérité, cet ailleurs n’en était pas un, n’en était plus un. Quand un voyage en train devient une routine, il ne transporte plus les passagers vers l’ailleurs mais vers un autre ici. Il transporte les passagers d’un ici à un autre ici. Pour le vieillard, l’ici était son appartement et sa cuisine et à la fenêtre de son ici, un train passait tous les matins pendant qu’il était en train de lire son journal et boire son café. De nombreuses fois, il avait voulu imaginé qui pouvait être cet homme qui filait vers ce qu’il croyait être l’ailleurs. Lorsqu’il était enfant, il l’imaginait évidemment en aventurier, un homme dont l’ailleurs faisait partie de sa routine. Il savait mieux que quiconque ce qu’était la routine à charrier du bois jour après jour dans la ferme familiale mais tout ce qui sortait de cet horizon ne pouvait être envisagé comme une routine. Surtout pas l’aventure. 

Elle ne savait pas qu’il s’appelait Hippolyte. Lorsque le train entrait en gare de Gallendi et qu’elle attendait sur le quai que celui-ci ne s’arrête pour monter à bord, elle avait croisé plusieurs fois son regard à travers la fenêtre du train. Plusieurs fois, elle avait senti des yeux la dévisager. Elle n‘avait pas la mémoire des visages mais elle possédait la mémoire des regards. Et celui-ci était lourd. Il possédait une telle intensité qu’un frisson la traversait avant que le train ne s’arrête. Elle connaissait le regard des hommes, elle savait distinguer l’envie de l’inquiétude, le désir de la peur.  Celui-là ressemblait à une bouée de sauvetage envoyé par dessus le bastingage d’un bateau en train de couler. Il ressemblait à un appel à l’aide. Elle s’était dit qu’un jour viendrait où l’homme descendu du train s’approcherait pour lui parler, mais ce jour n’est jamais venu. Elle l’avait imaginé se précipiter vers elle l’air apeuré, poursuivi par d’improbables monstres, par des hommes en costume noir brandissant des revolvers équipés de silencieux ou par des animaux sauvages. Elle se serait demandé ce qu’elle aurait bien pu faire pour sauver cet homme de l’angoisse qui était à ses trousses. Ce n’était peut-être pas de l’angoisse, au fond, mais ça y ressemblait. Mais elle ne s’était pas posé cette question car l’homme n’a jamais couru vers elle. Cet homme n’avait jamais rien fait d’autre que de poser sur elle un regard plein de mystères à travers la vitre d’un train ralentissant avant de s’arrêter en gare. Un jour, peut-être, il descendra du train et viendra lui parler. En attendant ce jour improbable, elle percevait juste un regard la traversant.

Ils ne savaient pas qu’il s’appelait Hippolyte. Ils n’avaient aucune raison de le savoir car ils ne le connaissaient pas. Pourtant, ils avaient de bonnes raisons de se méfier de cet homme déguisé en employé de bureau. Ils avaient appris à se méfier des gens qu’ils ne connaissaient pas qu’ils rencontraient fréquemment. C’était inscrit dans leurs gènes. On leur avait appris ça au NKVD, sur les bords de la mer Noire. Mais c’était il y a si longtemps qu’ils se demandaient si cela avait existé un jour. Surtout lui. Elle, elle paraissait moins méfiante, elle faisait moins attention à ce genre de détails dans le quotidien de leur vie de profs de lycée. Et puis, de toute façon, dans le train, elle était assise dans le sens de la marche, comme l’homme déguisé en employé de bureau. Elle ne le voyait donc pas durant le trajet. Avec son mari, elle passait près de lui lorsqu’ils descendaient du train. Lui, assis en face d’elle, avait l’homme dans sa ligne de mire. Lorsqu’il regardait sa femme, ce qui était assez fréquent, il voyait le visage de cet homme dans l’enfilement des espaces qui séparaient les sièges. Il semblait impassible, perdu dans une multitude de pensées. Cet individu avait l’attitude d’un homme dont il convient de se méfier. Alors, il se méfiait. Un jour, surpris par quelque chose qu’il avait vu derrière la vitre, le mari s’était levé et avait posé la main sur sa bouche. L’homme assis plus loin avait dû s’en rendre compte puisqu’il avait regardé dehors. Mais cela s’était arrêté là, il n’y avait pas eu de suite à cette histoire. Cela ne signifiait pas qu’il ne devait plus se méfier, cela voulait simplement dire qu’il n’y avait pas eu de suite à cette histoire.

Lui non plus, il ne savait pas qu’il s’appelait Hippolyte. Au début, en tous les cas, quand il était encore contrôleur dans ce train. À l’instar d’un grand nombre d’autres passagers, il l’approchait régulièrement pour contrôler son billet. Il savait que c’était un habitué, il se rappelait qu’il avait une carte d’abonnement. Assis, il lui tendait sa carte à son passage, debout, le contrôleur contrôlait. Et le voyageur voyageait. Il ne se souvient pas avoir entendu le son de sa voix, mais ça n’avait aucune importance à cette époque. Plus tard, quand il avait cessé d’être contrôleur, qu’il avait rendu son uniforme et sa casquette et qu’il avait entrepris de partir vers l’ailleurs, il avait appris qu’il s’appelait Hippolyte. Il l’avait rencontré dans de drôles de circonstances, dans une pièce blanche, comme une chambre d’hôpital transformée en bureau. Lui aussi, avait quitté sa vie d’employé de bureau. Il voulait devenir écrivain. Il voulait aussi que lui, l’ancien contrôleur, devienne le personnage du roman qu’il rêvait d’écrire. C’est curieux comme demande. Au début, il avait trouvé l’idée attirante. Mais très vite, il s’était aperçu que l’écrivain en herbe n’avait pas beaucoup d’imagination et que la vie qu’il lui destinait promettait d’être insipide. Il n’avait pas quitté l’uniforme de la Compagnie des trains et sa vie monotone pour devenir le chargé d’imagination d’un écrivaillon qui n’en avait pas, d’imagination. Alors, il avait décliné l’offre. Sa vie, il allait la vivre sans que personne ne la lui dicte. Pas besoin d’un écrivain pour vivre sa vie de personnage de fiction. Un soir, Ulysse est parti. Et Hippolyte a définitivement disparu.

Photo de Shipman Northcutt sur Unsplash

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

3 commentaires à propos de “#été2023 #05bis | Cinq fois Hippolyte”

  1. Heureux qui comme Ulysse… Beaucoup aimé ces passages :
    « Elle n‘avait pas la mémoire des visages mais elle possédait la mémoire des regards. Et celui-ci était lourd. Il possédait une telle intensité qu’un frisson la traversait avant que le train ne s’arrête. Elle connaissait le regard des hommes, elle savait distinguer l’envie de l’inquiétude, le désir de la peur. Celui-là ressemblait à une bouée de sauvetage envoyé par dessus le bastingage d’un bateau en train de couler. Il ressemblait à un appel à l’aide. Elle s’était dit qu’un jour viendrait où l’homme descendu du train s’approcherait pour lui parler, mais ce jour n’est jamais venu.  »
    et
    « Lui, assis en face d’elle, avait l’homme dans sa ligne de mire. Lorsqu’il regardait sa femme, ce qui était assez fréquent, il voyait le visage de cet homme dans l’enfilement des espaces qui séparaient les sièges. »

  2. Merci Jean Luc pour ce voyage en train que je retrouve il me semble. J’ai déjà lu ces personnages n’est ce pas ? tu nous les avait présenté un samedi matin si je me souviens bien. En tout cas, merci beaucoup.

  3. Je prends à rebours le fil de tes textes et je commence à (peut-être ne rien) comprendre. Je risque des approches : comme si le personnage d’un livre en était débauché, contacté par un auteur, dont la condition d’auteur dépend précisément de sa capacité à débaucher ou faire déserter des personnages de livres ; comme un détournement de personnage ou de livre (difficile de détourner un train) ; ou le moment où une histoire bascule dans une autre (suspension de l’histoire) ; un entre-deux, un interlude, un sas, une ellipse (comme dans les films : on n’y suit pas le héros prendre la route qui le mène d’une maison à une autre — et ce serait du temps et de l’espace de cette ellipse qu’il s’agirait) ; comme si un personnage et un auteur laissaient en plan leurs livres respectifs le temps de vivre en commun autre chose (une nouvelle vie ?), ailleurs ; deux désertions pour une aventure ; comme s’il s’agissait de s’absenter du livre pour le rendre possible — je m’égare…