#été2023 #05bis | des chants et des travaux

Construction – les gens de chantiers, ils sont tellement pratiques ! Les toitures défoncées par les tempêtes, les escaliers qui s’effondrent sous le poids de la cinquantaine d’années, les bonhommes ils tiennent bien sous le cagnard, ils apprivoisent les lignes à haute tension, des fois à peine le temps de couper le circuit qu’ils ont déjà démonté les prises, les boyaux, les articulations des murs porteurs, ils te sifflent une fuite d’eau en moins de deux, ils te promisent, faut se rencarder quand même, surtout avec les associations des Jeunes chômeurs de la mairie, y sont pris du matin au soir les gars, mais moi j’te jure sans eux, j’aurais jamais pu m’installer ici, et puis c’est comme des infirmiers, ils viennent te raboter un pied-bot, une poutre qui rouille, l’isolation c’est leur dada, avec de la laine de verre, et même pour les baraques modernes et bio et tout, les autosuffisantes, ils collent des matériaux, des espèces de bois qui tiennent la maison à vingt degrés été comme hiver, ou des bottes de foin qu’ils calent entre les cloisons, oui je sais ça n’a pas beaucoup d’ouvertures ce genre de baraque, des petites fenêtres tu vis dans la pénombre, comme autrefois c’est pas bon pour le moral. C’est pour ça qu’ils chantent tu vois, toute la journée dans les décombres et les gravats, le poids d’une construction sur les épaules, c’est lourd pour un homme, mais ça chante là-dessous. J’en ai souvent vu mon gars ils ont soixante-dix ans sur les chantiers, ils vivent dans une caravane, avoir du temps pour soi faut pas pousser sinon, ou bien le fourgon aménagé, ça a la cotte le fourgon aujourd’hui, c’est dommage quand même que souvent, ben tu vois bien quoi, ça bibine sec, et ça dès le matin… Remarque faut pas leur en vouloir, des travaux ça met le corps en chantier comme on dit, et les matériaux allergènes ça existe quand même, t’as les gars autrefois la peau de leurs mains c’est une misère. Heureusement ils ont l’esprit gaillard, ils viennent de tous les coins d’Europe, ça se chamaille ça s’entraide, n’hésitent jamais à porter, et puis ça sert le bout de pain, le verre de rouge, pas les musulmans, ça faut leur reconnaître ‘y a pas plus clean que les musulmans, mais les grecs aussi ils se saisonnent pas trop, par contre y en a qui abusent comme on dit, ça coule à flot, pas étonnant que certains chambranles de portes soient de travers… on se demande comment ça rentre à la maison…

Déconstruction – Les gens de chantiers l’alcool, c’est bien connu, le fléau des architectes, les rigolades font des échos amplifiés de cavalcades dans la gorge, remplissent les couloirs de la maison, de vrais guignols dans la poussière et les odeurs de solvants, faut superviser, le chef entre dans une colère monstre, bon dieu de merde tu vas arrêter de te siffler des bouteilles, t’as la trogne d’un bouledogue, mais pour eux rien à battre, deviennent presque insolents, c’est un sentier de petite gloriole, ce raffut de bière dans le poitrail. La bière plutôt l’été ça désaltère. La bière plutôt l’hiver pour fabriquer l’feu intérieur, ça dynamise le mouvement, les muscles s’imprègnent d’un sang tout neuf, un deux trois quatre, le bon coup de bras pour étaler la colle, le ciment, la glue, ils font tout ça sans y penser. Sans y penser aussi, sans trop penser, ils mettent les escaliers à l’envers, ils oublient de poser les volets, le conduit de cheminée c’est carrément pas leur truc, et puis faut pas être trop regardant quand ils laissent des taches partout, la peinture sur les poignées de porte, les bas de cloison, les tapisseries, les ardoises écorchées, les tuiles mal agencées, le trou, les perforations maladroites, tout ça c’est l’assommoir, le verre de picole, la Jeanlain, la piquette, le gland, le bol de cidre, la bonne goulée dans l’traversoir, pas étonnant qu’ils voient que d’un œil.

A propos de Françoise Breton

aime enseigner, des lettres et du théâtre, en Seine-Saint-Denis, puis en Essonne, au Cada de Savigny, des errances au piano, si peu de temps pour écrire. Alors les trajets en RER (D, B, C...), l'atelier de François Bon, les rencontres, les revues, ont permis l'émergence de quelques recueils, nouvelles, poèmes. D'abord "Afghanes et autres récits", puis en revues "Le ventre et l'oreille", "Traversées", "Cabaret", "La Femelle du Requin"... Mais avant tout, vive le collectif ! Création avec mes anciens élèves d'Aulnay-Sous-Bois de la revue numérique Les Villes en Voix, qui accueille tous les textes reçus, photos, toiles...