#été 2023 #08 | fosse n° 8

Il y a un arrêt de bus devant les Grands Bureaux à cette heure il n’y a plus de bus. Il attend là, son bras blessé en écharpe, les saignements ont l’air de cesser sa manche est complètement imbibée, rouge de différentes nuances entre le bordeaux foncé du sang séché et l’incarnat des dernières coulées. Il doit trouver un taxi, il doit se faire conduire à l’hôpital. Derrière lui la grille du parc est fermée on entre plus dans les Grands Bureaux après dix-huit heures, les mineurs ont baptisé « le château » l’immense bâtiment de béton entièrement paré de briques inspirées de la Flandre proche, austère et imposant, encore pour peu de temps lieu d’un pouvoir à bout de souffle, siège des Houillères du Bassin du Nord-Pas-de-Calais après avoir été celui de la Société des Mines de Lens, construit en 1852 détruit reconstruit de plus en plus grand de plus en plus luxueux, style flamand pour l’extérieur, style Art déco pour l’intérieur, parquet Versailles, marbres, boiseries, lambris, escalier d’honneur avec vitraux, galerie avec colonnes et chapiteaux, lustres et miroirs (au moins pour toute la partie réservée aux directeurs et aux clients même si les étages destinés au personnel gardent la qualité nécessaire pour témoigner du prestige de la compagnie) et jardins à la française. En 1987 la fin des puits est programmée depuis vingt ans déjà, le lent déclin des gueules noires, les fosses qui ferment les unes après les autres jusqu’à la dernière en 1990. Né à Vendin le Vieil, c’est tout naturellement que le père de Hyacinthe travaille dès ses seize ans à la fosse numéro 8 comme aide mineur puis mineur de creusement payé au mètre d’avancement. A la fermeture du puits en 1958 il sera transféré fosse numéro 7 à Lens, prendra du galon en devenant porion jusqu’à la retraite anticipée, une des mesures mises en place dans le plan de fermeture des mines. Une chance de finir sa carrière dans la mine, il ne fera pas partie des reconvertis, une chance si on oublie le corps usé et la silicose qui lui laissera peu d’années pour en profiter. Un long processus que la fin de l’exploitation du charbon dans le Nord-Pas de Calais, pas de licenciements mais de la douleur forcément, tout le monde sera recasé avec des blessures, des ruptures tant est difficile la perte d’un monde. Hyacinthe a soutenu la grève des marocains, près de 5000 travailleurs marocains – des jeunes dans la vingtaine, en bonne santé, avec une bonne vue et capables de supporter le travail difficile et risqué de la mine – ont été embauchés dans les mines depuis les années 1960 et maintenant on souhaite surtout les voir rentrer au pays moyennant une prime, ce n’est pas ce qu’ils envisageaient, on ne leur propose pas comme aux autre mineurs de conserver le droit au logement gratuit. Le logement, les corons, la famille de Hyacinthe habitait dans les corons à Wingles, son père prenait le train pour aller à la fosse numéro 8. Hyacinthe a passé son enfance là, toutes les maisons du corons se touchent et se ressemblent. L’entrée par un couloir étroit, du lino au sol, à droite la cuisine avec le grand four à charbon sur la plaque duquel recuit le café dans une cafetière en aluminium le café avec de la chicorée et là côté le seau pour recharger en charbon, le charbon stocké dans le jardin au fond Le jardin tout en long avec une allée de dalles au milieu et les planches de potager de chaque côté, des endives et des choux, des fleurs partout des roses trémières et des dahlias pompon et des giroflées au printemps. Au fond au bout de l’allée la cabane des toilettes, la planche avec un trou, le papier journal et comment il détestait Hyacinthe quand il était petit. A droite du couloir la salle à manger, toujours parfaitement bien rangée avec des napperons sur les meubles et la grande table au milieu, on peut juste circuler autour , deux fauteuils coincés sous la fenêtre. La fenêtre sur la rue vue sur les maisons en face, les mêmes maisons, mêmes agencements, mêmes briquettes rouges en façades et mêmes potées aux fenêtres, des rideaux toujours. Dans un des fauteuils la vieille grand-mère qui passe là les journées à regarder par la fenêtre et qui peut commenter les allées et venues des voisins et s’ils reviennent avec du pain ou s’ils partent habillés endimanchés pour rendre visite à la famille ou si le grand fils est revenu de Lille pour passer le week-end et les enfants qui jouent devant dans la rue les enfants qui trainent un chariot un dedans ou deux et les autres qui tirent et on change, les trottoirs sont larges et plantés d’arbres. Au bout du couloir l’escalier entre deux murs pour aller au premier pour aller aux deux chambres juste un grand lit et un pot de chambre en métal recouvert de blanc avec un couvercle qu’il faut descendre le matin pour vider au fond du jardin dans la cabane.

A propos de Isabelle Charreau

j’arpente plus facilement les chemins de terre que les pavés de la ville, je fréquente l’atelier pour le plaisir comme des gammes, sans projet de partition