#été2023 #10 | les circonstances

Je n’appartiens à personne. On me triture, on me fouille, on m’étire, on me grandit. J’attends sans consentement. Si ça ne tenait qu’à moi, j’effacerais tout, en tout cas cette partie de ma vie qui l’intéresse tant. Tout revivre comme ça, de l’intérieur, avec la « part de fiction distillée entre les lignes », non vraiment, qu’est-ce que j’en ai à foutre ? J’ose un gros mot, dans la réalité je n’en dis jamais, ni putain, ni merde. On ne m’a pas vraiment élevée mais je suis polie.

Moi j’ai prêté serment à la discrétion, à la retenue. Me voici lacérée dans des épisodes, disséquée dans une scène sans parole, morcelée entre les odeurs, comptée en argent ou par quatre, livrée aux lectures, commentée. Ce que je fais quand elle ne m’écrit pas ? Je suis lue, parcourue, caressée, plainte surtout. Je déteste. Je voudrais qu’on me fiche la paix, n’en déplaise aux propositions relatives. Je voudrais enterrer les douleurs de mon enfance, comme si elles n’avaient jamais dessiné mes circonstances. Je voudrais atténuer mes entailles mais elle, l’autrice, elle persiste à graver mon histoire dans des mémoires aléatoires.

Je suis assise au bord de page, les pieds dans le vide, les mains sur la tranche. Ça coupe la peau, c’est pas joli, c’est pas tendre. Ça trébuche sur le pensionnat, ça crache des colères, ça ronge des enfants. Ça sent le chagrin, comme après la pluie sur une terre aride. Ça s’écœure sur les souvenirs. J’aime pas ça tout ça, efface-moi tout ça et je repose en paix, même si je suis pas encore morte. C’est cette Fesses-maigres qui a envie de crever. Pour l’instant, je suis cette gamine, cette maigreur sans sourire, laissée en friche. Je voudrais passer au bonheur. La misère, la tristesse, c’est bon, on se les carre au fond d’une soute et on envoie l’avion se faire sauter sur une tour, non ?  Je peux te résumer la suite en deux lignes, moi : amour, mariage, fille unique, maison, jardin. Ça sent la ménagère et le patriarcat ? Je m’en fous. Quand ta vie, c’est l’absence et la faim, ton seul combat, c’est la trêve. Ne pas penser, ne plus rugir, aimer, aimer de toutes tes forces.

Quand elle n’est pas en train de m’écrire, je me refais le film qui n’existe pas encore sur le papier et j’attends. Je ferme les yeux et je rêve à la vie que j’ai construite, pierre après pierre, mon œuvre de simplicité, ma dentelle de modestie, n’en déplaise aux pluriels et à la complexité.

J’ai conscience que j’ai un peu transgressé la consigne (regarder son personnage vivre sans qu’il le sache) mais c’est venu comme ça, j’ai laissé faire.

A propos de Isabelle B.

Autrice de nouvelles, animatrice et comédienne