Être et avoir été

Avant je. Avant d’être. Avant de naître. Avant d’être je. De n’être qu’un je parmi d’autres, parmi les autres. Avant, j’ai été désirée. Avant, j’ai été attendue. Je suis apparue un jour de juillet, à une époque où les motifs marrons orangés l’emportaient sur les papiers peints. J’ai été accueillie. J’ai été nourrie, lavée, apprêtée. J’ai reçu tous les soins primaires, nécessaires et vitaux. J’ai été choyée. J’ai été bercée, câlinée, rassurée, apaisée, endormie. J’ai été entourée. J’ai été photographiée. J’ai été admirée, adorée, dévorée de baisers, adulée, encouragée, encensée. J’ai été la première petite-fille des deux branches de ma famille. Je me suis retournée. Je me suis assise. Je me suis déplacée. A quatre pattes. Je me suis hissée. Levée pour remplir ma condition de bipède. J’ai eu un premier frère avant d’entrer à l’école où la première année je faisais la sieste sur un tapis et un coussin que j’avais choisis. J’ai appris à écrire, à compter, à sauter. Je suis entrée à l’école primaire. J’ai appris à lire. J’ai lu. Je lis. J’ai relu. Je relis. J’ai été la première de la classe. J’ai été félicitée. Détestée aussi. Enviée. Jalousée. Méprisée. J’ai été… Ce poids en plus du cartable avec lequel je prenais le chemin de l’école. Ces boules, dans la gorge et dans le ventre. Ces larmes qui poussent les yeux qui ont mal de résister. De retenir. De contenir. Ces ongles qui s’enfoncent dans ma chair. Avant l’entrée au collège, je suis devenue la grande soeur de deux frères encore. Je n’aurai jamais la complice tant désirée. J’ai quitté le collège pour entrer au lycée d’une autre ville que je devais rejoindre en bus. Je n’ai plus été la première de la classe. J’ai dû m’accrocher. J’ai dû me contraindre à résoudre des équations et des problèmes en physique et en chimie sans jamais y voir d’intérêt, ni ce que ça m’apportait. Je suis passée en Première Littéraire pour ne plus avoir à en résoudre. Je suis tombée amoureuse. J’ai découvert des bonheurs. Des malheurs et des souffrances aussi. J’ai eu mon Bac. J’ai eu 18 ans. J’ai voté. J’ai choisi de faire une Hypokhâgne puis une Khâgne. Je n’ai pas intégré Normale Sup. J’ai rejoint les amphis de la Sorbonne et le siège de la caisse d’une librairie. Je suis partie de chez mes parents. Dans mon appartement, ma meilleure amie colocataire a cédé la place à mon amour de Première. Je n’ai pas vécu la vie à deux que j’avais rêvée, imaginée. Je me suis sentie abandonnée, délaissée. Je me suis perdue de vue. Retrouvée. Reperdue. J’ai bu. Bu. Bu. J’ai bu pour des vies que je n’aurai pas. J’ai bu pour fuir la mienne. Je suis tombée souvent. Relevée autant. J’ai repris les chemins de l’Université. J’ai laissé les marbres et les bois pour le gris et le béton de Cergy. Je n’ai jamais rédigé ma thèse. Je ne suis toujours pas sûre de bien savoir pourquoi. Je suis passée des rayons d’une librairie aux fenêtres d’un site Internet de vente de livres. Puis de CD, de DVD, de matériels et aujourd’hui d’électro-ménager. Jusqu’à ce matin d’annonce d’un plan social. J’ai choisi de partir. J’ai envisagé une reconversion. J’ai retrouvé les bancs de l’université. Nanterre cette fois. Je suis redevenue étudiante à un âge où on m’aurait vu enseigner. J’ai abandonné la formation. Je suis tombée encore. Pour me relever, j’ai dû me cogner de longs mois aux murs d’une clinique. Retour arrière. J’ai reçu les soins primaires, nécessaires et vitaux. J’ai été nourrie, apaisée, médicamentée, anesthésiée, écoutée, endormie. Je l’ai rencontré alors qu’il me rencontrait. On s’est reconnus. On s’est trouvés. Nous avons essayé de construire, de bâtir, de solidifier. Nous sommes tombés, nous sommes relevés. Nous avançons. Précédés de notre petit bonhomme qui fait de moi celle que je suis aujourd’hui. Celle que je serai jusqu’au jour où quelqu’un qui ne sera pas moi écrira au bas de ces lignes le mot FIN.

A propos de Christelle Sohy

Maman à la maison qui lit beaucoup et écrit un peu.

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