FIL | parpaing #2

Fil solidement tenu et qui tient solidement les escalades des grimpeurs et des  belles ascensionneuses de l’histoire telle qu’elle se raconte : en file indienne des mille histoires qui la précèdent et la suivront fil tendu au dessus des ravins où se précipitent et s’entrechoquent les terreurs sourdes des chutes tandis que l’esprit file en funambule avide vers le mot d’après, le mont suivant dans le droit fil des conteuses ces araignées inlassables productrices du fil de soi sitôt entrelacé aux récits qui flottent dans le vent et les emportent — bestioles, voix et mots — aux confins à l’Outremonde fil invisible pris dans la trame des habits usés et retournés comme enveloppes des voyages sans tourisme de l’exil embarquant sans le savoir le dit avec la diseuse fil rouge serpentant noueux labyrinthe entre les corps enseignant humain animaux rivière pourpre et fluide des vaisseaux prêts pour notre fuite ou saignée à quatre déveines familiales fil maudit des fils et des filles maudites des Atrides mythiques ou minables domestiques quotidiennes d’un cœur cousu d’un ruban gâté par l’infection de son secret fil sclérosé virant au noir suture vouée à tomber d’elle-même que la greffe ait pris ou non quand les lèvres de la plaie se réunissent dans un baiser boursouflé et brûlant avant de n’être plus que le fil satiné d’une vieille histoire de coups de pelles et d’enfance de rivalités cousues de fil blanc emmaillotée dans ce laçage antédiluvien depuis avant la naissance prise dedans comme l’était le fils Blanc de la famille des pâles lisible comme un bâti lâche sur la serge noire d’un vêtement que personne ne portera à son coeur ou contre son coeur ni dans ses bras jamais achevé même dans la mort sans pour autant toucher à l’infini, mal dégrossi dans sa croyance qu’il suffirait de couper le fil rouge au lieu du vert pour échapper à la Catastrophe avec son grand pont de Cé mais dont le cordon ombilical faisait depuis toujours office de fil pour la marionnette à grosse tête creuse à laquelle il s’était réduit à petit feu fil qu’on usera comme ça  sans qu’il ne se rompe jamais et qui tisse le suaire d’amertume tout au long d’une vie humaine débobinée sans rime ni raison avec cette patience inexorable pour le déplaisir conjugué à tous les temps et par tous les temps dévidé jusqu’au rien de l’absence même d’un cylindre de bois ou de carton sans qu’un enfant  un chat ou un artiste déglingué n’ait peu ou prou mis la main ni la patte à cette débandade lui conférant matière de jeu manière de grâce quelque chose qui serait resté au bout du rouleau — un cœur, un centre, un noyau —  quand on ouvre la pelote de fil blanc — un bon coup de machette sur un cocon, sur une coco — emmêlée épaisse et grossière dans les journaux dans les réunions du travail dans les repas de famille il n’y a rien de rien dedans et ces fils perdus forment une formidable constellation d’absents à force même de ce rien qui occupe bruyamment tout l’espace sans jamais se découvrir d’un fil bien calfeutrés dans cette haine de soi qui ne dit jamais son nom mais répète à tue-tête celui de l’Autre proche ou lointain qu’on serre à la gorge avec un fil de fer barbelé d’agressivité pure non distillée bientôt 8000 ans d’âge servie à la pression et trinquée sur le comptoir d’un bar où on liquide tout puisque rien ne va … Mais si si si on tirait un fil de ce monde tout viendrait avec comme d’un grand pull aux mailles molles la laideur et la peur mais aussi ce qui ne s’oppose pas dos à dos : les roses l’ambiguïté la lecture les ciels le désir ravageur des mères pour leurs fils qui leur rendent encore mieux mal les grands arbres centenaires où se tiennent les esprits cois le merveilleux et incompréhensible sommeil l’étrange vie animale… Ce fil-là qui défait le tout électrise alerte et guide tour à tour de couleur aux multiples brins brodés à points comptés sur l’étoffe dont on fait les vivants aux motifs d’étoiles et de labyrinthe qui impriment les cœurs afin d’entreprendre, le long du fil à plomb la descente jusqu’au fond où tout se lave en fusion à grande eau forte où tout s’alchimise de concert noir rouge blanc jusqu’au fil d’or qui pointe vers ailleurs puisque le haut et le bas sont abolis fil ténu qui relie l’ostinato des secrets chuchotés dans deux boîtes de conserves que des années lumières séparent  par les bouches énormes des déesses primordiales et des dieux fondateurs — grandes têtes noires du livre de Contes Africains, réclamés soir après soir dans une petite chambre lambrissée comme un chalet, dans une contrée qui ne savait rien du Continent Noir que les zouaves en culottes rouges et les boîtes de cacao aux blancs sourires, et la patience curieuse d’une très jeune grand-mère à la blondeur peroxydée de starlette pour lire et relire sans jamais perdre la page ni le fil de ces histoires bien éloignées de sa petite pension de famille, de la neige, de la station de ski où elle était mariée en étrangère avec un de l’autre vallée, où elle faisait la dame à présent,  sans jamais perdre non plus l’autre fil de ces histoires bien proches de son enfance des champs, du peu mais probe, de l’école à 5km à pied ça use ça use, de la terre qui lui collerait pour toujours aux escarpins et de la présence tellurique des montagnes dont le fil des crêtes est éclair du ciel figé  pour l’instant dans la pierre — fil de cuivre grésillant de ces incessantes conversations divines à travers les mondes brodés d’étoile déjà filées encore visibles où dieux et déesses jouent à chas dans les trous noirs tandis que l’aiguille infime de la brodeuse traverse ici et là le lambeau de toile rêche d’une ancienne chemise de nuit trouée au soir des noces par un aïeul trop intimidé par le corps puissant de sa jeune épousée pour le dénuder fil à fil à coudre, non pas, mais à orner fil magique d’une boutonnière autour de la déchirure porte puit passage entre tous les temps tous les éléments et les endroits du fil envers dépliant les lectures comme l’origami d’une carte exhaustive des univers fil échappé des Parques fleurs et oiseaux continués longtemps après soi ou de son vivant dans d’autres chants essaimés dans d’autre voix dans d’autres soies fil de raphia fil de l’eau pêche miraculeuse bouts de ficelles…

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

13 commentaires à propos de “FIL | parpaing #2”

  1. Ce texte est absolument magnifique… le rythme haletant et la véritable toile qui se tisse au FIL de la lecture. J’ai aimé de manière générale les textes produits pour la proposition 2, mais je reviendrai me promener dans ce texte particulier, tant j’ai l’impression que je n’ai pas fait le tour de sa densité lors de ma première lecture. Un appel au retour donc! Merci.

    • Je découvre sur votre site ce texte de FIL :
      Le pied-de-biche zigzague le tissus mis bout à bout sur la tablette de la machine à coudre. Il forme des lacis de la destinée au gré d’un bras qui les pousse, mû par je ne sais quel jouissant secret qui amène sur le chantier ainsi mis à nu un imaginaire manipulé, dessine une illusoire topographie d’état-major d’un pays d’ailleurs (Anthropolite, Androgynopolite). Les zigzags dessinent une nouvelle carte du Tendre, une géographie interne, organique, invertébrée, où les escargots se taillent la bonne part, où la duplicité des visages inquiète parce que venus de nulle part, zigzags guidés par une nouvelle intelligence – la Folie? -, zigzags haletants ou réguliers, saccadés ou hachés, traduisant sur le support brut de la toile une respiration d’un jour et d’une nuit que la Brodeuse millénaire m’a transmise, me donnant en cela, par la bobine, le secret de l’existence même. »
      – Adélaïde Rousso, « Pour tout ce que les yeux voient », Pour Bona Tibertelli de Pisis de Mandiargues dans La femme s’entête : la part du féminin dans le surréalisme, sous la dir. de Georgiana M. M. Colvile et Katharine Conley

  2. Époustouflant pour un déroulement sans fin de ce fil liant et filant au travers des trames d’époques et de vies tissées. La suspension finale forme pause, on envie une suite. Merci pour cette lecture !

    • Merci. Vous venez de l’écrire, la suite : ) Mais c’est vrai que je me suis dit que je pourrais m’y remettre  » tous les matins tant que dure l’été et une seule fois seulement « . C’est une forme d’écriture très dénudante et pourtant, il ya encore long à tirer avant que le pull ait disparu.

  3. Il est très saisissant ce fil. Celui qui nous habilles et qu’en tirant nous révèles toutes ces allures répétées de faux sourires convenus, oubliant nature et texture essentielles pour nous conserver vivant.

  4. par simple association de mots j’ai pensé au beau film d’animation danois le fil de la vie, mais si le sujet est différent, il semble bien qu’une vie défile devant nos yeux, les mots ne se défilent pas et semblent sortir naturellement les uns après les autres, quel meilleur mot que « fil » pour montrer la langue qui se déploie d’une manière si inspirée.

  5. Hallucinant ce « de fil en aiguille » et les commentaires qui enrichissent le texte d’origine superbe. Ça semble tellement avoir coulé de source… Me revient à vous lire l’envie de faire travailler en atelier d’écriture autour des tissus avec Le coeur cousu au départ. Mais jusque là trop d’envie et de crainte mêlées. Mais votre texte waouw remet sur le métier et fixe l’envie. Merci

    • Merci. Je vous comprends : Le Cœur cousu m’avait beaucoup impressionné … au point que je me suis remise à broder méthodiquement et ambitionne à terme de bricoler des objets-livres de tissus aimés et narratifs dans l’esprit de ceux de Susan Brooks ( probablement en plus trash ). Sur le même thème, je vous conseille le petit livre d’Élise Galpérine : Le murmure des Tissus
      Pour ce qui est de « couler de source », puisque nous sommes à l’atelier, je vais être franche : pas du tout. Ou plutôt, c’est dans le cadre de cet atelier que depuis 5 ans j’ai découvert à quel point j’aimais retravailler. J’ai besoin d’un long temps de décantation loin du papier quand le sujet apparait. Je note des bribes dans le désordre et puis, je tire effectivement le fil à partir de l’une d’entre elle. J’ai encore beaucoup de mal à  » tuer mes chéries  » en abandonnant certaines de ces bribes qui trouvent alors mal leur place. Heureusement, des exercices comme le Journal sans Journal ( Tiers-Livre atelier hiver 18/19 ) aident. Je me dis qu’il y aura un autre temps, chapitre, histoire. J’écris au papier, je réécris en saisissant sur l’ordinateur, et ensuite encore en augmentant du dedans ( X fois sur le métier ). Je pense aussi toujours ce que j’écris à l’intérieur d’un cadre plus grand ( une saga, un journal, un livre de contes, un récit sans fin ). Je suis ravie d’avoir contribuer à votre travail d’écriture. C’est une chose qui m’est souvent apportée par ici, par les contributeurs et les contributrices dont certain.e.s, visibles ou invisibles, sont devenu.e.s de solides compagnon.ne.s.

  6. et le joli jeu entre le fil, sujet, lien, ponctuation du texte et les fils