FILET

Elle couche sur un matelas par terre prolongé par la natte de bambou puis le parquet elle est allongée au ras de la grande fenêtre au balcon de fer forgé au-dessus du carrefour il y a deux feux un rouge un vert et toujours des voitures qui démarrent même la nuit le boulevard roule à trente ans la fenêtre en bois ciré donnant sur la terrasse au pilier de pierre deux cyprès quelqu’un a dit l’Italie chaque soir le Luberon embrumé de bleu leur lit face au ciel cyprès le linge blanc sur la terrasse les murs à la chaux vingt ans après la fenêtre grillagée de la chambre aux lits superposés vue sur l’imprimerie toutes les nuits à trois heures les camions leur moteur les sons mats et graves de sortie de journaux de rotative les grandes baies vert bouteille allumées elle derrière la haute grille rouillée d’avant cette chute d’avant cette fenêtre minuscule creusée dans le rempart les murs d’un mètre vingt d’épaisseur se rétrécissant en biais vers la fenêtre à quatre carreaux elle est debout regarde vaguement le dehors un champ sec et plat la terre à nu elle dit je reste dans les quatre carreaux les formes des cartons son piano noir elle restera jusqu’au bout déjà sachant l’erreur la peinture en lambeaux un Berger allemand sur une banquette à éruptions de mousse jaune en décomposition la chute alors que depuis le boulevard elle pensait s’être redressée sortie du matelas de la natte de bambou de la recherche du filet d’air si mince en bas de la fenêtre l’air frais qui sauve de l’absence d’oxygène soudain ce filet alors qu’on est persuadé de n’avoir plus rien à respirer au bord de mourir au milieu d’une sale nuit en bas les voitures au feu rouge ça roule ça s’arrête elle est là terrassée sur le matelas croyait que ce ras du sol était terminé à cinquante ans toujours debout tous les mois ce train express régional la banlieue l’île de France la Beauce surgissant chaque fois avec ses questions agricoles les piliers du train suspendu Orléans-Paris jamais exploité ça promettait pourtant toujours une journée pour cette visite à la maison de retraite les reflets des gens assis devant elle qui travaillent sur des tableaux à chiffres mais surtout des films avec faces de riches voyous et profils de femmes lissées qui ne prennent pas le train régional arrivées 11h20 Meung-sur-Loire 19h Paris les gens plus apprêtés plus informatisés qu’elle là les poteaux gris du viaduc de l’aérotrain combien de mètres carrés ça prend sur les champs de céréales dix-huit kilomètres de piliers laissés en plan à dix mètres de hauteur l’inaboutissement des projets la terrasse comme italienne murs jaunes au pigment et à la chaux les cyprès le linge après cette chute-crasse un sommet le corps debout entreprenant travaillant étudiant élevant une famille et des chats cirant les fenêtres longs cheveux vivants le mistral bien avant les lunettes et la véranda collée à la maison Phénix les nuages les orages les bouffées de vent chaud le laurier le pin de Californie qu’on a coupé son tronc longtemps parallèle au montant de la fenêtre le vert tendre de la peinture les écailles marron presque grises du pin depuis la chaise longue dans la véranda longtemps après la grille rouillée qui empêchait de se pencher alors qu’on voulait savoir les camions les rotatives les slogans des manifestants plus loin c’était la grève derrière cette fenêtre on n’allait plus à l’école et on ne pouvait se pencher pour comprendre seulement cette grille rouillée plus tard la grande fenêtre blanche à poignée ovale les mauvais voyages le filet d’air qu’on connait il suffit de trouver sur le matelas la place juste ce filet venant de la mauvaise jointure du bas de la fenêtre ce mince filet qui nous sauve de la disparition de l’air et qui nous amène au matin avant la chute la fenêtre des remparts un vieil édenté posant le piano tous ces bras tirés d’un comptoir où ils s’usaient du matin au soir le temps d’une vie ces bras apportant ses cartons une chute de misère dans l’embrasure dans l’épaisseur du rempart on décide de rester d’aller plus loin dans le mur ce champ stérile en face la terre est grise de la terre morte les alcoolos manipulant son piano laqué noir dans la vitre elle regarde le champ terrifiée par sa chute les édentés son piano dans la véranda la chaise longue le tronc du pin balancé par le même mistral et passent les corneilles leur corps de ballet effectuant des volte-face des virages serrés des chassés-croisés longtemps après la chute quand même demie-allongée dans la chaise longue pas terrassée par les substances ni debout étendant le linge au pilier de pierre non les corneilles le ciel parfois moutonnant mais souvent d’un bleu délavé l’idée de tenir encore le regret du pin coupé à cause du balancement du déracinement du manque d’eau alors qu’elle déracinée par manque d’air à sa place un laurier blanc sur montants vert-tendre qui s’étale et fleurit rouge en son cœur derrière lui le chèvrefeuille et le toit couleur brique du voisin les tuiles mécaniques proprement emboîtées deux cheminées crépies beiges et les arbres de la colline ondulant sous le ressac du sirocco son sable jaune rosé qu’on ramasse d’un doigt sur le rebord de la véranda elle regarde sur ce doigt les grains de Sahara.

A propos de Valérie Mondamert

Valérie Mondamert est prof de musique, anime des ateliers d'écriture dans les Alpes de Haute-Provence depuis treize ans, a publié plusieurs fois aux éditions du Pont St Jean (Manosque).