#gestes&usages #01 | Les ongles de la vieille

À cause de la couleur de ses ongles, éternellement rouges, on ne parvient pas à l’imaginer dans un cercueil sombre. Même au crépuscule de sa vie elle continue, inlassablement, maladroitement certes, de plus en plus gauchement, oui, sans doute, mais elle continue. Un rouge sans nuances, plein, ne tirant ni sur le rose- horreur, jamais elle n’aurait accepté- ni sur l’orange. Dans sa piaule de maison pour vieux, il est le seul vestige, elle n’a que faire des effets personnels comme ils disent. Mais dans la monochromie stérile à laquelle elle consent sans broncher -blouses blanches, murs nus, carreaux de salle de bain sans frises, gants de toilette ternis- figure le petit pot de vernis. Rouge. Quinze millilitres. Et ce geste. Elle ne saurait dire à quel âge elle a commencé, comme si on pouvait naître en sachant se faire les ongles, le mythe. On avait essayé de l’envoyer à l’atelier du mardi, le jour de l’esthéticienne. Mais sa dextérité, même secouée par les années, avait dépassé toutes les attentes. On ne l’avait plus inscrite, c’était humiliant pour les autres. Elle n’avait besoin de personne. Lentement, délicatement, comme si elle parvenait à dire à ses mains de cacher leur âge l’espace d’un instant, elle passait le petit pinceau- quelques millimètres, de bas en haut. Remonter patiemment l’ongle. Courbée sur son geste dans le coin de la chambre 110, elle retrouvait là un temps hors de son âge. Tout se finissait à la fermeture du bouchon, où elle redevenait une petite vieille comme les autres, dans l’uniformité de son mouroir.

A propos de Marie-Caroline Gallot

Navigue entre lettres et philosophie, lecture et écriture.

28 commentaires à propos de “#gestes&usages #01 | Les ongles de la vieille”

  1. Ton texte me ramène à la surprise renouvelée de voir des mains amies vernies pour la première fois dans la cinquantaine d’une chimio. Il y a quelque chose d’une élégance terrible à savoir ne maquiller qu’une seule partie du corps et en monochrome. Il est question de verni dans mon #1 également, et ton texte me donne envie de filer la métaphore…

  2. Saisissant ! la couleur… mais le geste, cette pose ou cette pause : ces centimètres de laque rouge contre la mort. (Je me souviens qu’elle a dit ne me laissez jamais avec des ongles négligés, je veux partir avec des mains impeccables, des ongles polis …) Merci pour ce texte fort.

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