#gestes&usages #06 | troc et débrouille

Certains voisins s’inquiètent pour moi. Le domaine est grand, vous allez faire comment toute seule ? Je n’ai pas réfléchi à tout ça mais j’ai confiance. Ici on ne file pas au supermarché pour un oui pour un non. Ici rien ne s’achète vraiment. On pratique le troc et on se débrouille, on échange nourritures et services. J’explique que Pierre du Grand Donzeil exploitera l’hectare de luzerne de l’autre côté du chemin et labourera en échange le bout de mon champ destiné aux choux et citrouilles. Mon surplus de légumes ira à Justine Sardant le temps de l’été, en retour son mari m’assurera une botte de paille pour garnir le poulailler. Francis du bourg voisin ne dit pas non à mes confitures de cerises et les échange volontiers avec quelques pots de miel de bruyère. Quant à Odile, bonne cuisinière, elle a lorgné sur mon petit bocal de safran récolté l’an dernier dans mes anciens jardins. Je lui en ai donné quelques grammes. Pour me remercier elle m’a apporté du pain cuit dans son ancien four pendant plusieurs semaines. Elle m’a expliqué qu’elle pétrit le lundi et cuit le mardi. Il était si bon que je lui ai demandé de continuer. À présent je lui donne un billet. Une miche à 2,65 par semaine. Parfois j’en prends deux et aussi du blé pour les poules. C’est elle qui tient les comptes dans un petit carnet. Je l’ai vue sucer son crayon à mine de plomb au moment de noter. Quand elle passe, elle frappe à la porte avec le pain enveloppé comme un cadeau dans un linge blanc. On bavarde sur le seuil sauf quand il pleut. Non elle n’a pas le temps de rentrer. Tiens, tu me diras si j’ai suffisamment d’avance, hein ? Le billet bleu passe de mes doigts aux siens, c’est tout simple. Mais oui, t’inquiète. Elle le plie en quatre et le fait disparaître rapidement dans la poche du paletot. La plupart du temps elle est en sabots de jardin et c’est vrai qu’elle me fait penser à ma visiteuse. Le billet n’a presque rien à faire dans la scène, ici c’est le régime du troc et de la débrouille. On s’échange conserves et plats congelés, salades contre graines de haricots, labour contre embarquement pour la ville. Odile est d’un tempérament généreux, une chose que j’ai comprise dès mon arrivée. Ses chocolats à la menthe et ses pralinés noisette faits maison sont offerts à Noël sans compter la glace à la marguerite ou le pâté de pommes de terre apportés en plus du reste. Elle dit que c’est pour goûter. Impossible d’en connaître le prix.

Photographie ©Françoise Renaud, au jardin, été 2023

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

17 commentaires à propos de “#gestes&usages #06 | troc et débrouille”

    • une visite adorable de toi, Marlen, que je n’attendais pas…
      plaisir partagé…
      mais tu sais, j’ai changé de monde, j’ai quitté moi aussi les Cévennes privées d’eau, caniculaires ou ravagées par les rudes épisodes qu’on a connus, donc décidément difficiles à vivre
      j’ai opté pour une remontée radicale vers le Nord, ou plutôt le Centre… je retrouve par fragments la campagne de mon enfance de bord de mer, la même gentillesse des gens, les forêts, les chevreuils au bord du jardin…

  1. Oh, la glace à la marguerite ! Un écho amusant. J’ignore tout de ce mets. Peux-tu nous en conter un peu plus. On n’est pas à la caisse du supermarché, c’est bien mieux, cet inattendu et ce détail du troc pratiqué et joliment décrit. Tout cela prend forme et racine.

    • pas de supermarché tout près, et puis je reste toujours dans le même monde, du coup j’ai opté pour le troc
      et pour la glace à la marguerite, j’ai goûté ça il y a quelques mois… délicieux, comme un goût de caramel mais tellement moins de sucre et très frais avec ce quelque chose qu’on n’identifie pas, c’était extra !
      il faut que j’apprenne la recette vu les champs de marguerites autour de moi…

    • il faut que je replante des crocus sativa par ici, ce n’est pas la place qui me manque, tellement bien de récolter son safran… et c’est une matière de cadeau et d’échange merveilleuse
      j’espère que les bulbes aimeront les supports granitiques
      le billet s’excuse en effet, presque, tu as raison…
      merci Nat

    • Tu parles de cerises… justement j’ai ouvert aujourd’hui mon premier pot de confiture de cerises 2023, je l’avais faite un peu à l’arraché, et hum… tellement bonne…
      une vie simple, chacun cultivant composant de ses mains ses matières et mets propices à l’échange

  2. juste ainsi qu’il. faudrait pouvoir vivre (juste : dis lui qu’il ne FAUT pas sucer la mine de plomb, c’est du poison le plomb, je me lavais bien les mains quand je le travaillais… vrai que je crois que maintenant les mines de plomb ne sont plus en plomb – seul changement salutaire parmi toute cette réalité goûteuse)
    j’imagine chaque échange et lui souris

    • bien sûr que le plomb, c’est nocif ! mais la formule écrite était ainsi plus musicale…et puis c’est juste une façon de parler puisque aujourd’hui les mines sont en graphite
      (et je n’ai pas modifié le texte, sinon ton commentaire n’aurait plus de sens…)
      merci Brigitte pour ta lecture attentive, comme toujours…

    • en effet, troquer devient presque transgresser, tu as raison !
      en tout cas bonne débrouille pour des produits bio ou faits maison qu’on ne trouve pas en vente publique dans les rayons des supermarchés, ça c’est sûr…
      je vais me procurer de nouveaux bulbes de crocus sativa pour planter dans ma nouvelle terre rien que pour imaginer l’échanger contre d’autres mets rares…

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