#gestes&usages #08 | Le coup de marteau

C’est monté tout d’un coup. Non, c’est pas monté tout d’un coup. Tout d’un coup c’était là, tu t’étais quitté, tu n’étais plus dans toi et tu te regardais, sans pouvoir rien changer. Tes mains étaient sur lui, sur son col, presque son cou, son menton qui remonte, appuyé sur tes poings, ses pieds coupés du sol, son dos contre le mur, l’étagère qui vacille, les outils qui valdinguent, les pots d’huile, de vernis et les boîtes de vis. Et tu as écouté encore plus qu’entendu le mauvais de ta voix, de tes rugissements, de tes hurlements sourds. Après tu l’as lâché pour pouvoir encore mieux revenir à ta rage, pour pouvoir agiter les bras et puis les mains et souligner tes cris. 
Maintenant il est assis par terre, glissé le long du mur, tu cries encore plus fort pour chasser le silence, le sien, et celui des deux autres qui ne bougent plus non plus, cloués par ta colère et par tes aboiements. Tu cries le doux du bois et le coup au milieu, tes deux semaines de travail sur ce plateau immense d’un établi immense, pour votre meilleur client, deux semaines de rabot, courbatures et ampoules et lui d’un coup de marteau anéanti tout ça juste pour faire le malin, juste pour une blague de merde et la mouche, paf. Pathétique.
Alors tu sors parce que tu ne sais plus quoi faire de tes mains, tu ne sais plus quoi faire de ta voix, tu ne sais plus quoi gesticuler, alors tu sors en claquant la porte et tu les laisses là, tous les trois, les deux autres plantés comme des piquets et lui, coulé le long du mur, au milieu des outils éparpillés par terre, son tee-shirt déchiré et son regard perdu, son regard de lapin ébloui par les phares

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

12 commentaires à propos de “#gestes&usages #08 | Le coup de marteau”

  1. étonnante narration de ce moment sur le mode « tu » que tu affectionnes et utilises souvent… c’est fort !
    c’est fort comme un accès de rage, comme une violence qu’il se fait à lui même, tout ce travail perdu…
    e(t cette dernière expression du lapin que curieusement j’ai utilisé aussi)

    • Oui, retrouvé le lapin chez toi, et pour le tu, je cherche, je creuse, un pronom qui me semble plein de potentiel, alors je teste. À la fois une distance et une proximité qui m’intéressent, une façon de dialoguer avec soi-même ?

  2. et j’ai d’abord pensé que ce « tu » était adressé à soi (instituant un regard, l’écart que l’écriture, ce miroir, permet), pour finalement me dire que non : il (ce « tu ») pouvait aussi bien être la transcription d’un vécu, le témoignage d’un témoignage et qu’il était donc, aussi une marque d’empathie, la capacité de se mettre à la place de (raconter) l’autre — tant la violence infligée n’est (tristement) que la réflexion (au sens de changement de direction des ondes, ici mauvaises) de la violence subie — tant la violence (l’agressivité, l’agression) exprimée, extériorisée ravage aussi intérieurement

  3. si bien rendue cette invasion de la rage
    et la solution que j’avais apprise, faire le tour du pâté de maisons ou de n’importe quoi à grands pas… oui (un legs de ma mère qui me l’ordonnait et j’étais furieuse de devoir constater que ça marchait)
    OUI

    • Merci !
      Oui, je tourne autour du « tu » depuis un moment, je lui trouve plein de choses qui permettent à la fois le dialogue intérieur et la distance du vrai dialogue. Dans ce texte là, il m’a bien aidée, justement parfait pour le « tu t’étais quitté »

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