#gestes&usages #09 | à la poursuite de Vilém Flusser

Je ne sais pas si le support d’écriture est important dans le geste d’écrire. Écrire, c’est faire des trous, c’est enlever de la matière. Écrire, c’est aussi boucher les trous, c’est aussi ajouter de la matière. Je crois que le geste d’écrire, c’est les deux, c’est la transformation de la matière enlevée pour faire naître un autre geste, le geste de lire.

J’écris, l’oiseau fait son nid. J’ai dû apprendre à écrire, l’oiseau a dû apprendre à faire son nid lui aussi. Je n’ai pas choisi d’apprendre à écrire. J’aurais sans doute eu du mal à vivre dans la société moderne si je ne savais pas écrire, mais j’aurais pu vivre dans une autre société, plus primitive par exemple. Différente. Si vous ne lisiez pas ces lignes, je vous parlerai peut-être du geste de parler. Plusieurs espèces d’oiseaux utilisent des nids faits par d’autres pour y vivre.

Lorsque j’étais enfant, la musique de la machine à écrire emplissait l’espace de mes weekends. Mon père écrivait à la machine du matin au soir. Il ne tapait pas, il jouait des articles qu’il n’avait pas eu le temps d’écrire pendant la semaine. Il était journaliste. Le geste d’écrire est un concert de bruits d’une époque. Le frottement de la plume sur le grain du papier. La rythmique des touches de l’Olivetti (que j’ai gardée dans un placard) avec le roulement de son retour chariot et la cymbale de la clochette en fin de ligne. Mon père, marseillais de village à l’accent rugueux, écrivait pointu sur sa machine pour les journaux de la capitale. Aujourd’hui, le clavier feutré de mon MacBook produit des bruits plastiques sous mes doigts mécaniques.

J’écris ces lignes assis dans un fauteuil près d’un poêle à granules qui ronronne. Le bruit encore. Je remplis les lignes lentement. Plus lentement que ma pensée. Le geste d’écrire c’est aussi l’entrave du geste de penser vite. Tout à droite au bout de ma ligne de bruits plastiques, de lettres, d’espaces, de mots et de phrases, le curseur qui suit le jeu de mes doigts sur l’écran blanc du logiciel de traitement de texte dégringole d’une ligne et va se blottir tout à gauche pour entamer une nouvelle ligne. Pixels noirs chargés des trois couleurs essentielles rouge-vert-bleu, pixels blancs vides de couleurs, je n’enlève pas de matière. Je n’en ajoute pas non plus. Je transforme.

Mon MacBook Air, écran 13 pouces qui date de début 2015, est équipé d’un processeur de 1,6 GHz Intel Core i5 double cœur et d’une mémoire DDR3 de 4 Go cadencée à 1600 MHz avec une carte graphique Intel HD Graphics 6000 1536 Mo. Avant, j’écrivais avec un stylo bille. Avant, je pouvais écrire en diagonale, en rond, en carré. J’ai plus de mal à le faire aujourd’hui avec mon Apple. Même de la poésie.

Mon ordinateur transforme de la matière numérique. Le stylet mésopotamien gravait l’argile, le clavier de la machine à écrire permettait de marteler la surface du papier, mon ordi transforme les pixels de mon écran sous l’injonction de mes doigts. Mon geste d’écrire, c’est mon geste de penser. Je ne sais pas si je pense de la même façon que le scribe mésopotamien. 

Je ne sais pas si, dans mon geste d’écrire, je dois considérer tous les mouvements que je fais. Ou que je ne fais pas. Je ne sais pas si le temps infime qui sépare deux frappes de touches sur mon clavier durant lequel le doigt qui vient d’être utilisé laisse sa place à un autre, si cet instant appartient au geste. Je ne sais pas si me pincer le nez à la fin d’une phrase en fait partie aussi. Ou me gratter le sommet du crâne (c’est un tic chez moi, je me gratte souvent le sommet du crâne au milieu de mes gestes d’écrire, de penser, de lire, de ne rien faire). Je ne sais pas si m’endormir le soir dans mon lit en pensant à l’histoire que je suis en train d’écrire fait partie du geste d’écrire. Je ne sais pas si c’était la même chose en Mésopotamie.

Une chose paraît néanmoins certaine : pour celui ou celle qui recopie un texte, le geste de lire fait partie du geste d’écrire. Pour celui qui est soumis à une dictée, c’est le geste d’écouter. Pareil pour celui qui invente, le geste de penser en regardant le plafond (ou l’horizon ou les nuages ou le vide) fait aussi partie du geste d’écrire. Pour moi, à l’instant où j’écris ces lignes, le geste de me lever de mon fauteuil pour aller boire un verre d’eau fait aussi partie du geste d’écrire.

L’enfant illettré qui tape au hasard sur un clavier n’adopte pas plus de geste d’écrire que le chat qui marche sur mon ordinateur. Pourtant, l’adolescent en délicatesse avec les règles convenues de l’écriture, orthographe et grammaire pour faire court, adopte un réel geste d’écrire lorsqu’il textote sur son smartphone. Bien plus que la dactylo qui recopie dans les règles du Bescherelle. Le geste d’écrire n’est pas question de savoir mais de besoin.
Pour moi, pour accomplir ce geste d’écrire, il me faut un ordinateur. Le mien de préférence, je suis habitué à la souplesse et à la disposition des touches. Je suis capable d’écrire sur d’autres claviers, en Qwerty même, mais mon geste d’écrire le plus fluide, aujourd’hui, s’exprime le mieux sur ce vieux MacBook. Je sais aussi écrire au crayon, au feutre, au stylo encre, au stylo bille, à la craie, avec mon index dans le sable humide. Je pourrais même apprendre le braille, mais aujourd’hui, c’est sur le clavier de mon ordinateur que je m’en sors le mieux. 

Pour accomplir ce geste d’écrire, il me faut aussi une raison de le faire. Il me faut avoir en tête quelque chose à exprimer. Pour cette occasion, c’est d’écrire sur le geste d’écrire. Ce matin, c’était pour rédiger un article sur un festival de théâtre amateur qui va se tenir dans quelques semaines dans la petite ville voisine qui me paie pour remplir les pages de son magazine municipal. Tout à l’heure, ce sera pour participer à l’atelier d’écriture en ligne du mardi avec François Bon et d’autres apprentis écrivains comme moi qui nous creuserons les méninges dans un nouveau geste d’écrire. Plus que mon ordinateur, la raison pour laquelle écrire m’apparaît essentielle dans ce geste.

Pourtant, je peux écrire sans rien avoir à exprimer. Beaucoup de personnes le font tout le temps. Je peux tout autant parler sans rien avoir à dire, en jouant de la forme sans avoir de fond. Je peux aussi m’exprimer autrement que par écrit, mais ce que je veux écrire ne peut être qu’écrit. Le geste d’écrire est le geste d’une pensée, celui de réaliser un film est le geste d’une autre pensée. 

Je ne sais pas si je pourrais vivre sans écrire. Je pense que oui, j’inventerais une autre écriture et un autre geste d’écrire. Ce pourrait être un geste de danser, un geste de chanter, un geste de dire.  Je trouverais sans doute un autre geste décisif pour moi quand je suis appelé à exprimer un geste de penser. Par contre, il faudra impérativement que je trouve un geste à m’exprimer. C’est primordial d’avoir un geste à s’exprimer. C’est vital sans aucun doute.

Je ne sais pas si une idée a besoin d’être exprimée, d’être écrite pour les écrivains, afin de devenir une pensée. Une idée peut rester une idée même par écrit. Une pensée peut rester une pensée même dans la tête. Même si je sais que le geste d’écrire est un geste de penser. 

Je ne sais pas comment mon geste d’écrire est fonction de la langue que je parle et que j’écris. Je peux imaginer que, d’un point de vue technique, la danse de mes doigts sur mon clavier serait différente. Ce que je ne sais pas, c’est si la langue utilisée change le geste de penser. Je ne sais pas si le geste d’écrire et de penser en français est différent pour l’anglais, l’espagnol ou le sanskrit. J’imagine que c’est fonction de mon rapport avec cette autre langue. Le français est ma langue maternelle et elle est de loin celle dans laquelle je m’exprime le mieux. Je connais un peu l’anglais et l’espagnol, mais si je connaissais mieux ces langues, au point de pouvoir m’y exprimer sans retenue, je ne sais pas si mon geste de penser serait autre. 

Si je connaissais d’autres langues, assez bien pour être capable du geste de penser dans ces langues, ce n’est pas moi qui déciderais quelle langue choisir, c’est ma pensée. Ce n’est pas tout de connaître d’autres langues, encore faut-il avoir besoin d’écrire dans ces langues. Je n’utiliserais le geste d’écrire en anglais que si ma pensée est la mieux adaptée à cette langue. Et si j’ai besoin de m’adresser à des gens qui possèdent le geste de lire l’anglais. Il existe le geste de traduire, mais je ne sais pas si c’est vraiment la même chose que le geste d’écrire en anglais avec celui d’écrire en français auquel on ajoute un autre geste, celui de traduire le français en anglais. Je ne crois pas. 

Si je connaissais d’autres langues, je ne sais pas quel serait mon geste de traduire. Si je voulais traduire le texte en anglais que j’ai écrit, je crois que je commencerais par transformer mon geste de penser en anglais par un geste de penser en espagnol, par exemple. Ensuite, j’adopterais un geste d’écrire en espagnol. Je crois que ce serait ça, mon geste d’écrire. Tout du moins pour les textes que j’ai écrits. Ce serait intéressant de voir ce que donnerait ce texte en espagnol si je le reprenais avec un geste de pensée en anglais. Je ne sais pas s’il serait identique au premier texte. Je ne crois pas. Écrire, c’est faire des palimpsestes. Je crois.

Je ne sais pas non plus si le geste d’écrire est fonction du support. Le geste d’écrire un vrai livre fait de vraies feuilles en papier (on pourrait discuter du type de papier) n’est peut-être pas le même que le geste d’écrire pour un blog, pour être lu à haute voix ou pour être adapté en film. Les gestes d’écrire sont différents parce que les gestes de penser le sont. Je crois.

Je ne sais pas si le geste d’écrire est uniquement un geste pour transformer une surface, l’argile, la feuille de papier, l’écran de mon ordinateur, afin d’exprimer une pensée destinée à être lue par quelqu’un d’autre. Je ne sais pas si écrire pour les autres est toujours compatible avec le geste de pensée. Communiquer avec les autres est une convention sociale, choisir les lettres en tapant sur le clavier de mon ordinateur aussi. Je ne sais pas si ma pensée écrite est le résultat d’une convention.

Il a tant de choses que je ne sais pas.

Photo de Nejc Soklič sur Unsplash

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

5 commentaires à propos de “#gestes&usages #09 | à la poursuite de Vilém Flusser”

  1. j’ai le même sentiment que toi, que les choses minuscules qui interviennent au cours de l’écriture comme boire un verre d’eau, ouvrir au facteur ou donner des croquettes au chat, font entièrement partie du geste total de l’écrire au présent
    quant au écrire c’est penser, pas forcément…
    écrire pourrait être aussi ne pas penser
    ton dernier paragraphe arrive peut être à cette évidence : « je ne sais pas… »

    ai beaucoup aimé rentrer dans ta danse exploratoire

  2. Tu creuses bien le sujet, avec beaucoup de réflexions intéressantes, et de belles trouvailles comme « Aujourd’hui, le clavier feutré de mon MacBook produit des bruits plastiques sous mes doigts mécaniques. »

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