#gestes&usages #Echenoz (2) | Poser Pauser (posturer)

Le mercredi, les quatre mêmes: en alternance. Modèle on dit : le modèle arrive à quatorze heures. Modèle ça n’a pas de genre au préalable. Le mercredi d’avant une brune, cheveux aux fesses, montait sur l’estrade : dans les vingt ans, courte sur jambes, des hanches larges et pas de seins : Pourquoi tu dis pas son nom ? tu le sais pas depuis que tu viens ? Jeanne, La Picasso on dit aussi à cause de la ressemblance avec les dessins du début, elle a toujours un livre, elle le glisse sous sa chaise en arrivant; pendant « les longues » elle lit. C’est toléré ici : quarante cinq minutes tout rond sans bouger : elle lit. Elle tourne les pages sans déplacer une poussière. Quarante cinq minutes, il faut savoir choisir sa pose. La novice se plante en équilibre sur un pied quinze minutes à peine la jambe se tétanise et c’est la chute… l’ambitieuse s’agenouille bras en avant comme la suppliante de Camille Claudel… vingt minutes et elle chancelle, l’inconsciente s’allonge un oreiller sous la tête, elle fait sa gisante, cinq minutes à peine et elle dort : il faut que le métier rentre! Ce sont des histoires qu’on se raconte pour dire, des fables … Elles savent ce qu’elles font et elles le font, plus ou moins bien peut-être, mais à fond ( c’est la vielle qui parle ) et lui comme elles. Lui, c’est le seul genre masculin de toute la semaine. Il est du soir. A coté il a plein de petit boulots pour payer ses couleurs. Les potes se moquent : T’arrives à tout contrôler? L ‘escargot dort dans sa coquille si tu veux savoir … une fois ça c’est tendu, je crois que je rêvais ou que j’avais croisé un regard. Une autre dit qu’un jour elle a saigné sur l’estrade, un filet le long de sa cuisse… Comme ça j’ai su que j’étais pas enceinte. À la pause quand on se croise on cause. Ton corps te rattrape, il peut te trahir ou te surprendre, Marie dansait, une mauvaise chute et elle est venue ici : Je fais dans la danse immobile, ou presque… L’immobilité c’est un sacré arrangement avec l’espace, avec le temps, avec ta chair : Et chacune chacun sa spécialité: les deux minutes sont comme danser des haïkus, moi j’aime les romans de trois cents pages, une ou deux heures ça ne me fait pas peur… La vieille écrit dans tous les temps avec son corps, elle choisit bien c’est tout. La bonne posture avec un soupçon de déséquilibre, celui qui fait briller la pose. « La vieille » (c’est comme ça qu’elle parle d’elle, Sylvie elle parle cru) : quarante ans de métier. Le drap qui l’enserre glisse. Pour la première pose du jour elle choisit de se tenir debout, de profil sur l’estrade, le pied droit s’ancre près à recevoir tout le poids, le corps se penche au bord du vide dans la direction du pied, le gauche, en arrière, se soulève, quelques centimètres à peine. Les deux mains fichées dans la taille elle pivote le buste. Puis le cou. Le visage jaillit dans la lumière. Je crois qu’elle te regarde.

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

4 commentaires à propos de “#gestes&usages #Echenoz (2) | Poser Pauser (posturer)”

  1. Merci Nathalie. Nous faire entendre jusqu’à l’intime les voix des modèles comme si nous entrions par une subtile effraction dans tous les instants de ces collections d’études que renferment les riches carnets des peintres. Merveilleuse prouesse. Merci.

  2. un univers intime et inconnu, celui des modèles, univers de postures à tenir longtemps, on n’imagine pas
    j’ai lu comme des dialogues entre tête et corps et admiré toutes ces choses si finement dites
    merci Nat

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