ILE FENETRE

Il est debout sur la dernière marche de l’escabeau le rouleau de peinture blanche à la main régulièrement il essaie de se détendre les bras les poignets la position est fatigante il s’applique ce n’est pas son fort la peinture mais il s’applique c’est quand même la future chambre de la petite Qui dort là-bas de l’autre côté du chemin de fer avec sa mère là-bas on a à peu près le même paysage mais inversé soleil du matin en face on a eu cette vue-là pendant des années en toile de fond de tout ce qu’on faisait mangeait disait et dans quelques jours on ne l’aura plus elle sera inversée comme si on avait vécu face à son futur comme si on allait vivre face à son passé
Souvent pour se détendre les bras il fait une pause regarde par la fenêtre ce qui sera son paysage pendant les prochaines années ou dizaines d’années ce surplomb plutôt agréable ce paysage d’immeubles d’arbres et de talus et puis les trains qui passent Mais ce ne sera pas tout à fait ce point de vue-là car il ne remontera pas souvent sur l’escabeau alors il sait qu’ensuite il ne regardera plus par la fenêtre depuis deux mètres cinquante de haut et il ne verra plus cette pièce toute vide elle sera occupée remplie par des meubles un lit d’enfant des jouets des livres des étoiles phosphorescentes au plafond et plus personne ne se souviendra de la maison inhabitée il a bien pris des photos des pièces vides mais qui les regardera jamais
Dans quelques jours le déménagement là-bas on avait le lever du soleil on ne l’aura plus mais ce n’est pas grave il préfère le couchant certes l’appartement était traversant comme on dit dans les annonces immobilières mais les immeubles à l’ouest étaient plus hauts que le leur alors ils·elles ne voyaient pas le soleil couchant en revanche on voyait assez bien chez la voisine d’en face qui ne fermait jamais ses rideaux elle était psychanalyste rentrait tard chez elle et avait des relations sexuelles avec une personnalité locale un metteur en scène ou directeur d’institution culturelle il ne sait plus très bien mais un jour il est tombé par hasard sur une scène où elle où il où ils·elles et après il a détourné le regard il·elle a baissé le rideau il n’a plus regardé vers l’Ouest
Reprenant son rouleau en haut de son escabeau il s’est souvenu des fenêtres rue des Vénitiens qu’il regardait souvent d’en bas rue Beaumarchais de très bas dans la rue Olivier de Serres les fenêtres romantiques des amours déçues boulevard Edgar Quinet est-elle là y a-t-il de la lumière est-elle seule est-elle sortie est-elle endormie ou rit-elle avec des amies rient-ils·elles de moi une fenêtre allumée une seule dans la ville comme un phare dans la nuit et il se disait encore cinq minutes et si la fenêtre est toujours éclairée je m’en vais au bout de cinq minutes de dix minutes mais il restait encore cinq minutes et cinq minutes de plus et pratiquement toute la nuit hypnotisé avant de céder au froid à la fatigue ou à la faim et de rentrer à travers la ville où d’autres fenêtres éclairées ne signifiaient rien de simples rectangles de lumière ouverts sur le vide
Les bandes de peinture fraîche brillante s’accumulent avec le délicieux petit bruit mouillé du rouleau c’est gratifiant finalement la peinture au rouleau cette sensation que tout est remis à neuf voilà de quoi se nourrit la vie lorsque l’on a fini d’errer et peut-être un jour une nuit un garçon · une fille traînera incertain là-bas le long des voies ferrées essayant de voir si la fenêtre est éclairée la fenêtre même par laquelle il regarde alors qu’il est en train de repeindre le plafond peut-être il·elle aura-t-il·elle le cœur gonflé d’espoir et cette fenêtre alors concentrera à elle seule tout son univers sera-t-elle devenue la fenêtre la plus importante du monde la seule lumière qui compte finalement

A propos de Jean Poussin

Eternel espoir, prometteur dès le collège puis le lycée, j’approche aujourd’hui la cinquantaine sans avoir fait mes preuves. Ma professeure de français, au bord de la démence sénile, ne se souvient que d’un seul nom aujourd’hui : le mien. Je m’appelle Jean Poussin, et à vingt ans ce nom était promis aux plus belles gloires. Depuis, je n’ai cessé de décevoir les attentes placées en moi, avec une certaine constance dans l’échec et le refus de me confronter véritablement à l’écriture, qui est pourtant le centre de ma vie. Je travaille dans le milieu de la culture, plus précisément dans celui de l’art contemporain, où la fréquentation régulière des créateurs·trices me permet d’entretenir mes jalousies et mes frustrations. Cela m’a également amené à publier quelques textes sur des artistes, une douzaine en quinze ans. Depuis, j’ai abandonné ce genre, pour me consacrer au portrait : je suis devenu le biographe officiel de tous les membres de ma famille. On m’emploie aussi pour les discours d’enterrement. J’ai toujours travaillé en solitaire, mais aujourd’hui, j’ai décidé de partager un peu ce que j’écris, avec une certaine timidité, mais ce qui se passe dans cet atelier m’attire beaucoup.

2 commentaires à propos de “ILE FENETRE”

  1. j’aime qu’on manque de point (un peu comme sur une photo) mais qu’on garde les majuscules