#L6 – bulle de silence

Pour autant qu’on puisse situer le début de tout cela, ça avait commencé il y a 7 jours, le 21. Première des 7 stations de son cheminement vers la maison aux volets fermés. A ce moment, le voyage n’était encore qu’à l’état de sensation informe, rien d’explicite, même pas un brouillon d’idée. C’était sa manière à elle de mettre en route certains projets: ne pas en parler, ni aux autres ni à soi-même. Parce qu’ils étaient très importants ou simplement encore trop fragiles pour supporter qu’un souffle trop fort ne les éteignent. Il s’agissait alors de laisser d’autres parties de son être prendre le relai, celles habituées à se mouvoir dans le silence comme des aveugles dans des pièces qu’ils connaissent par cœur.

En ce premier jour de vacances, il est question de faire le vide, de faire de la place pour l’entreprise qui s’annonce encore confusément. Il faut se préparer, évacuer, réorganiser. Comme si le corps avait pris les choses au pied de la lettre, le 21 sera donc un jour de nettoyage de fond en comble. Elle se met dans les pas de son corps qui, mécaniquement, la mène de pièce en pièce, de haut en bas de la grande maison, chambres des enfants, salles de bain, cage d’escalier. Un geste en entraine un autre, aucune pensée organisée ne vient les ponctuer et elle s’enivre de cette activité intensément physique. Satisfaction profonde du travail premier, gestes immémoriaux, simples et évidents. Première station dans son cheminement, laisser le silence s’installer, l’apprivoiser, entrer en lui comme dans une eau un peu froide.

Le deuxième jour, le 22 donc, le corps est comme revenu à lui, un peu exténué comme s’il avait lui aussi été l’objet du tourbillon de la veille. La fatigue a créé un vide, un mince espace dans lequel l’imprévu peut maintenant s’inviter. Il prendra la forme d’un coup de fil d’apparence tout à fait anodine. Son frère, à propos de quelque chose à régler avec la maison familiale, il est question de la mettre à disposition d’une personne dans un besoin urgent. La journée file au gré des multiples échanges avec le monde extérieur, coups de fils et mails à envoyer et recevoir -assurances, administration communale, associations diverses- et puis son frère. A 5 reprises. Ils n’avaient pas eu autant de contacts depuis la mort de leurs parents. Deuxième station dans son cheminement, c’est là que la maison fait son apparition.

Le lendemain, le tourbillon est retombé. Le projet de location s’est éteint et avec lui l’illusion se dissipe et révèle la fébrilité qui tenait lieu d’activité la veille. Les douleurs apparaissent, le dos, la nuque, la cheville comme autant d’impacts d’une pluie de météorites qui se serait abattue sur elle. Assignée à résidence, aucune position n’est confortable si ce n’est couchée sur le côté gauche. Là voilà comme un insecte qui cherche où se poser, l’esprit sans objet, le corps épuisé. Une espèce d’étrangeté s’installe dans le décalage, être inactive à cette heure de la journée, seule dans sa grande maison et le silence. La troisième station est un moment de pause.

Le 24. La graine de la maison est plantée, certainement depuis le 22 et cet épisode de cette discussion avec son frère, mais les racines de tout cela sont probablement à chercher plus loin. Une bulle de silence a pris forme autour d’elle. Elle goûte au décalage dans lequel elle se meut depuis quelques jours. La voilà dans un vaste centre commercial qui semble presqu’étrange à être parcouru à cette heure de la journée. Elle fait quelques courses, de quoi remplir le frigo pour quelques jours, comme si elle s’apprêtait à partir et voulait s’assurer que personne ne manque de rien en son absence. Toujours sans vraiment réfléchir, même si désormais les choses semblent se préciser. Quatrième station dans son cheminement, un projet prend forme.

Le 25. Pour la première fois, le projet s’exprime de manière explicite. L’image de la maison familiale est désormais au centre de ses pensées même si elle la ressent plus qu’elle ne la formule. Elle organise la vie sans elle, elle laisse la famille trouver un autre centre de gravité. Conduire, aller chercher un jeune homme à l’aéroport. Sur la route, elle croise à plusieurs reprises les panneaux de signalisation qui lui indiquent la direction de la maison d’enfance. Dans sa bulle de silence incassable elle franchit la cinquième station de son cheminement.

Le 26. La veille du début du voyage. La journée file dans des préparatifs de départ, c’est maintenant une décision qui se dessine. Il faudra de quoi nettoyer, des produits d’entretien, peut-être aussi des ustensiles, qui sait dans quel état elle va trouver la maison. De quoi dormir sur place, quelques vêtements, il fera peut-être cru. Depuis combien de temps n’a-t-elle pas été chauffée? Des carnets en cuir couple comme elle les aime, de quoi écrire, dessiner. Elle concentre dans son bagage de quoi fertiliser son séjour sur place. La sixième station de son cheminement se termine par une nuit profonde et des rêves en lambeaux.

Le 27. Subitement la maison est là, devant ses yeux. Ou plutôt subitement, c’est elle-même qui vient d’apparaitre.

A propos de Anne Vanweddingen

Formée au journalisme, travaille dans une société d'auteurs et d'autrices depuis longtemps, j'écris depuis toujours. Dans des cahiers à plumes, dans les marges, sur des papiers volants. Je cours, j'écris, je travaille. Je cours sur les bords du trou noir comme sur les rives d'un vieux volcan. J'écris mes aventures au centre de la terre.