#P7 | Le marais

La conche présente un tracé rectiligne. De-ci delà, de petites ondulations discrètes animent la surface de l’eau. La lumière se fragmente et se déplace au gré du vent. Les troncs noirs, puis bruns s’éclaircissent sur le côté, là où la lumière, pénètre à travers les branches pour frapper l’eau. Frapper ? Non : oindre. Par endroit, un mélange d’huile et de pâte se dépose, décape la matière et le son, éclaircit, adoucit, atténue. En haut, pas de ciel. Il est quatorze heures. Les frênes têtards, se hissent selon une ligne oblique depuis la berge jusqu’au centre du canal. Les fines branches se multiplient à partir du tronc massif et creux. L’eau est zébrée d’ombre. La conche s’étend sur une trentaine de mètres, une longue allée sans château : un pont tout au plus, une écluse. Les arbres au bout, s’effondrent les uns sur les autres. Le paysage, statique, est pris de vitesse.

Dans la brume, une barque s’avance. La pagaie pénètre l’eau sans bruit. Les contours du paysage se distinguent à peine. Le vert a disparu. Le sol s’est fait eau, s’est disloqué, a fondu. Le pied s’enfonce. Tout se désagrège, se dilue, circule et se mélange, stagne, pourrit, renaît, et, secrètement chauffe sous l’effet de la décomposition des matières organiques. Sous l’eau, se devinent la même poussée, le même élan des racines dans les profondeurs, une arborescence de flux, d’organes. Ça pompe, ça fourmille. De petites bulles éclatent en surface. Une pluie légère fait rebondir l’eau sur l’eau. Canal, branches, rais de lumière : de cette bouillie primitive et informe, s’extrait un paysage tout en lignes, diagonales, verticales dont la brume atténue le tranchant.

Quelques branches émergent de l’eau, laissant à peine deviner l’ancien canal et l’implantation noyée des troncs. Le tracé des conches s’est dissous, labyrinthe antique perdu sous la vase, à un mètre de profondeur. Ça et là, quelque traces des anciennes berges, éminences informes couvertes de touffes de baccharis. Dans l’eau saumâtre, prospèrent des buissons de roselières abritant, invisibles et sonores, une ou deux nichées d’oiseaux aquatiques.

Journée ensoleillée en bord de mer. Sur la barque un pêcheur, immobile, assis à quelques dizaines de mètres d’une côte encore mal dessinée, digues éphémères, blocs de pierre, sacs de sable empilés sur les éboulis. L’ensemble forme une tâche noire dans un ensemble blanc, lumineux, éblouissant. Une réminiscence ou un aperçu du futur, une impression à la couleur incertaine, sur la rétine trop exposée au soleil : noire lorsque l’oeil est ouvert, blanc sous la paupière. Parfois le chant d’un oiseau marin.

Le plateau que frappe le vent. L’eau qui s’enfuit, qui se retire, qui s’abaisse. Sur le plateau, puis, dans le plateau, parmi le plateau, les rivières et fleuves qui gonflent, raclant, sarclant, érodant. Un jour, deux jours, une nuit, deux nuits, un mois, deux mois, une saison, deux saisons, une année, mille ans, des milliers d’années. Raclent et grattent, poussent et frottent, cherchent, mettent à jour le passé. Les rivières, les fleuves, les cours d’eau, amnésiques, orphelins de la mer, secouent et creusent, demandent des comptes à la plaine. Patients, têtus, raclent les parties les plus tendres, le calcaire, la marne, les plus fragiles, renoncent face aux plus résistantes, sillonnent parmi les buttes, témoins d’une quête impossible, témoins de ce qui tient, ne se laisse pas saisir. Un jour, deux jours, une nuit, deux nuits, un mois, deux mois, une saison, deux saisons, mille ans, cent-mille ans, des millions d’années emportés par une eau patiente, sans fureur, qui déconstruit, réagence, demande des comptes au passé. Et les cours d’eau, les fleuves, s’apaisent. La mer, doucement, lentement, remonte. Les buttes, témoins, souvenirs, de ce qui a résisté : des éminences, des émergences, des îles noires sur une eau paisible. Les cours d’eau, fleuves, rivières, faibles, impuissants, lents, tranquilles, comme tétanisés face au désastre, rattrapent, remblaient, comblent les trous, les fissures avec la poudre du temps, qui tourbillonne et se dépose au fond du golfe. Temps fragmenté, réduit en poussière, argile gris bleutée, tendre, meuble, collante, sur des dizaines de mètre d’épaisseur. Eux qui grattaient, sarclaient, érodaient, remblaient désormais, comblent, repoussent la mer, séparent, divisent. Elle ne passera pas. Elle ne passera plus. Là est notre pays, là est notre conquête. Au loin, les buttes, témoins de ce qui résiste. Ici, pays de pluie, le sol imperméable et l’eau douce, ici la végétation qui pousse, se décompose, se régénère, la noirceur de la tourbe, la végétation se décompose, se nourrit d’elle-même, se déploie. Le noir, le vert, la lumière à travers les joncs puis les branches. Là-bas de longs cordons sableux, fragiles, en perpétuel mouvement marquent une limite avec le passé, le sel du souvenir, déconstruit, pourtant tenace, présent, âcre. Un jour, deux jours, une nuit, deux nuits, un mois, deux mois, une saison, deux saisons, une année, mille ans, des millions d’années, un temps plat statique, un temps d’avant le temps, un temps infini de circularité, de patience, de lutte, un temps où chaque avancée contient en son sein son propre retournement. Puis, le temps court, abrupt, un regard porté sur le temps. Une silhouette, une barque découpe l’eau en son milieu et laisse un sillage triangulaire. Individus cachés, dans les marécages pourris, zone refuge durant des milliers d’années, repère de sauvages, de parias, espace de relégation. Une silhouette, droite, un acte de cession. Une silhouette, un moine, des murs qui s’érigent. Ces hommes-là, qui ont voulu assécher, qui ont voulu ramener, dompter le sel. Digues, fossés, systèmes hydrauliques, collecte, circulation artificielle. Troupes d’hommes à pied, enrôlement, abandon de terre, effondrement des digues… Royauté, flux, circulation, de monnaie, de capitaux venus de Hollande et de Flandre, venus de plats pays. Relégation des relégués. Lutte de l’homme, entre l’oubli et le souvenir, contre les eaux, douces et salées, nouvelles divisions, nouvelles circulations, bondes, achenal et contre-bot, digues côté littoral, levées côté plaine, marais mouillé réserve d’eau, espace du trop plein, espace tampon, marais desséché sillonné de canaux et fossés, peuplé de sauvages, éleveurs, maraîchers, pêcheurs, chasseurs. L’eau canalisée. Système digestif artificiel. Lutte entre l’oubli et le souvenir : l’homme comme les fleuves, rivières et cours d’eau en leur temps, soucieux toujours, d’éviter le retour de l’eau salée. Pourtant. Un jour, deux jours, une nuit, deux nuits, un mois, deux mois, une saison, deux saisons, une année, cent ans, cinq-cents ans. La mer monte. Dans le marais, la lumière se diffuse avec douceur à travers l’eau verte.

Un jour, deux jours, une nuit, deux nuits, un mois, deux mois, une saison, deux saisons, une année, cinquante ans.

Loin à l’orée du rivage, le sel, patient, attend.

A propos de Marion T.

Après tout : et pourquoi pas ?

6 commentaires à propos de “#P7 | Le marais”

  1. Mettre à profit ces variations dans le temps pour le remonter. Ces descriptions sont tendues vers la venue de la fiction (le paysage pris de vitesse ? comme on est pris de vertige ?), elle affleure partout — avec l’histoire des lieux. L’eau, quel personnage. Ces marais et toi vous êtes intimes ou c’est bien imité.

    • Je connais peu ces paysages de marais, mais ils m’inspirent. Le « paysage pris de vitesse » renvoie à la sensation que l’on a quand on regarde le bout d’une allée symétriquement bordée d’arbres au niveau du point de fuite. Oui, tout tendu vers la fiction, impossible d’écrire trois lignes sans que le fantastique pointe son nez, on attend qu’elles perdent les eaux ces descriptions, pour accoucher enfin de la fiction! Merci pour le commentaire et merci pour Rancière que je lis par petits bouts entre autres Gracq et Pessan…

    • Merci Alice, oui inspirants ces espaces en déconstruction permanente et où on ne sait jamais tout à fait où on met les pieds!