#L8 | Le plus grand métèque de Vienne

Enlèvement au Sérail 2018, © Benoit Riou

Codicille : prolongement issu de L7 (ses langues caméléonnes). J’en jette ici une étape de travail. Il établit la règle du jeu du Sérail, établissement créé et dirigé par un des deux personnages qui sont arrivés quelque part en juin dernier. Il s’appuie sur la note d’intention de L’Enlèvement au Sérail, monté en 2018/19 et autour de quoi j’écris. De tous mes personnages, Selim Bassa est le seul qui puisse supporter, voire convoquer le lyrisme dans son expression. Dans ce texte pour un certain théâtre nécessaire à la fiction du Sérail. Dans mon #L8 bis | De l’eau tu as toujours été aimé, pour un motif complètement différent, son affinité avec le soufisme.

Le plus grand métèque de Vienne disparaît derrière l’exotisme, l’allure et le comportement qu’on lui prêtera, car on lui prêtera. Vois-tu, on croit ne prêter qu’aux riches, mais on prête aussi aux escrocs, nom erroné pour qui parle en vérité des prestidigitateurs. Escrocs ? Est-ce toi qui me croque ? Comment le croire ? Comment reconnaître d’un métèque le camouflet ? Comment admettre cette claque sur sa face lisse et chic ? Elles seront un instant interloquées, la haute-société argentée, la jeunesse dorée à qui rien n’aura été refusé, la grande bourgeoisie bien assise dans les fonds de son siège à la banque, mais cet instant-là leur coûterait si cher qu’elles préfèreront célébrer un métèque — et cela veut dire aussi jaser, le vilipender régulièrement, pour mieux le racheter, puisque tout s’achète, croient-elles, se repaître de ses infortunes amoureuses dans les chuchotis des salons de coiffure, se moquer en compagnie de ses manies vestimentaires avant d’en demander l’évocation à leur tailleur dans une certaine longueur de veste, dans l’arrondie d’une grande chemise qu’on cachera, comme des dessous orientaux dans le grand secret de son pantalon de costume, sous la coupe d’une jupe à l’américaine, dénigrer en société le moindre intérêt pour ces soirées du Sérail où les cartons d’invitations rares et dorés à l’or fin demeurent introuvables… cela veut dire n’avoir que son nom à la bouche : Selim Bassa, comme un de ses longs cigares, dont il fait rougeoyer la braise dans les coins d’ombre de son cabaret, laissant apparaître dit-on, un regard brutal et mouillé —, oui, elles en feront la coqueluche du Tout-Vienne, certaines qu’avec le temps il tombera, ce roi de carnaval dont elles n’auront plus alors qu’à détourner leur regard aux lourdes paupières assombries de fards et de nuit, comme s’il n’avait jamais croisé leur route toute droite. Mais avant ce jour de leur revanche, le plus grand métèque de Vienne leur tendra le miroir qui seul peut convenir à l’inconsistance de leurs désirs : un miroir de vide et de vent.

Le plus grand métèque de Vienne. Un métèque à néon, clinquant, inévitable, clignotant sur un des toits les mieux en vue de la ville, dont le pouls pris à ce lasso de lumière artificielle ne sait plus battre sans elle, en sorte que toute la vie nocturne suspende son souffle toutes les trois secondes au retour du soleil électrique du SERAIL. Très profondément, là où ça grouille, où les fonds sous-marins comme le centre de la Terre ou l’éternelle nuit du cosmos se renvoient la balle des terreurs, là où personne ici ne veut plus aller, ne veut plus savoir, quelque chose en eux se rappelle ce jour où le soleil ne voulait plus se lever, où l’obscurité a pris et gardé le dessus dans le grand combat amoureux des jours et des nuits. Ils ont fini par croire dur comme fer aux infrastructures des immeubles, aux fleuves des larges avenues de leurs automobiles, à la plénitude des vitrines des grands magasins et ils pressent le pas s’ils pressentent qu’ils pourraient en entrevoir le vide dissimulé, dans l’interstice du rideau tendu à cet effet certains soirs, après la fermeture, où les employées changent les saisons en déshabillant des mannequins de couture.

Les irréductibles, les dignes, les blasés, l’ancienne noblesse qui ne tient plus que sur un vieux cep, les anarchistes à conviction, les missionnaires dans l’âme, nous les achèterons, il y a de l’or pour cela, un or qui ne sert à rien d’autre, une pépite suffit parfois, si la paume qui l’offre rappelle celle d’une enfant autrefois aimée et perdue, une paillette, dans le seul verre qu’il ne faut pas boire, le premier après une longue abstinence, un trait fin sur une reliure pour peu que l’auteur passe pour un parangon de vertu, rédigeant des chefs-d’œuvre dans la vilaine humidité d’une cabane de jardin tandis que son épouse vend ses incunables sous le manteau au prétexte d’aimer l’argent, quand son seul plaisir tient dans la certitude terrifiée de son mari d’avoir perdu la page la plus précieuse de son manuscrit, la seule qui comptait vraiment, la clef de voûte de son œuvre.

Le plus grand métèque de Vienne s’enorgueillit de la vêture des hommes du Moyen-Orient. Or, riant de la simplicité adamantine des grands pantalons, qui sonne dans les mille poches contenues en chaque pli. Pliure savante des vêtements japonais en forme sans même être portés, pliure double des sarouels afghans qui se confond avec celle des billets de 100 F CFA à l’instant de payer, dans la main de son grand-père. Paire de pantalons bouffants des autochtones dont l’ampleur déteint irrémédiablement sur ceux des colons, très serrés à la taille, haute pour bien marquer leur différence avec ces voluptueux qu’ils occupent. Coupe impeccable des uniformes sable qu’il porte toujours dépareillés, reconvertis comme lui, djellaba sous la saharienne, main de Fatma glissant entre les dog tags qu’il garde au milieu de la poitrine, bleu de travail jurant sur le vert de glaire des vestes de camouflages. Camouflet à ceux qui se croient tout d’une pièce, tout d’une couleur et dont il attire par l’œil, le cœur jusqu’à ses bottes de serpent hypnotique. Tic-tac étrange de la montre restée à l’heure espagnole, tempo sans merci du drame en cours. Courbes imaginaires, extravagantes, dragonesques, furtives que dessinent les épaisseurs des tissus à son corps sec, noueux, si souvent douloureux et pour jamais lacéré. Serré dans son habit de Maître de Cérémonie, ne vous y trompez pas, le plus grand métèque de Vienne ne quitte jamais la vêture des hommes du Moyen-Orient, la soie sur lui prend l’aplomb rêche et souple des cotons des hauts plateaux, le protège et le défend, fend l’air comme une lame et l’épouse comme une armure. Murmure du vent quand il entre dans la pièce murée dont lui seul saura sortir avec un nuage de fumée.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

2 commentaires à propos de “#L8 | Le plus grand métèque de Vienne”

  1. me sentais incapable de lire (et suis pas certaine d’aller plus loin pour aujourd’hui) mais
    entre admiration et sourires se succédant, non dépourvus de férocité, m’a entraînée…