Le printemps à L

C’est toujours ici qu’elle les attend de là précisément que souvent ou par hasard au début sans doute étant donné qu’elle y passe les trois-quarts de son temps dans cette pièce à préparer les repas ranger les courses mettre la table arroser les fleurs sur l’appui de l’unique fenêtre donnant sur la portion de ciel nécessaire ni trop ni trop peu l’hiver bien sûr le soleil manque et l’été il y fait trop chaud les jalousies sont baissées elle aime entendre le bruit des lattes de bois coulissant sur les chainettes elle n’irait pas jusqu’à prétendre qu’elle les manœuvre plus souvent pour cela non ça non mais chaque moment de l’année chaque ensoleillement elle doit régler au millimètre le petit nœud sur la corde pour l’inclinaison précise laissant la lumière entrer mais pas les rayons directs la pièce alors trempée d’un jour accueillant sans les vibrations de la trop grande chaleur l’été au début de son installation dans cette ville elle ne savait rien elle ne les attendait pas comme maintenant elle ne se souvient plus depuis combien d’années au début c’est sûr les enfants étaient encore là elle se revoit appelant les enfants les enfants venez vite ils sont là venez alors tous les trois par la fenêtre elle allant des préparatifs en cours de la table à l’évier la fenêtre le four ou la casserole ils levaient leurs trois paires d’yeux tordant leurs trois cous scrutaient le ciel le peu de ciel la portion que la fenêtre leur concédait un long triangle couché entre les quatre cheminées deux se chevauchant presque à la vue et croisant quelquefois l’œil étonné des voisins de l’autre côté de la cour se demandant ce qu’ils pouvaient bien scruter de cette manière et leurs regards si hauts perdus dans le bleu qui virait jusqu’au soir il lui fallait attendre c’est le jour elle l’a marqué depuis sur un calendrier ce jour-là oui ils arrivent et si mais rien d’autre si si je vous assure les avoir vus la flèche de leurs vols ils sont là mais hauts et minuscules points noirs voltigeant encore demain dans deux jours et le ciel en sera rempli joyeux tout bouleversé de leurs danses et bientôt leurs cris leurs longs sifflements elle pense toujours à des perles un peu lourdes tombant dans une assiette lorsqu’ils volent à travers le triangle ils se nourrissent du plancton de l’air de la cour à l’abri derrière la fenêtre et autour d’elle pour ceux qui s’y intéressent on échangera la nouvelle on dira c’est le printemps il y a deux ans peut-être trois la toiture a été entièrement refaite et elle a insisté elle voulait qu’une place leur soit laissée que sous les forgets un peu de jour soit ménagé afin que l’année suivante ils reviennent mais on a dit non alors depuis la toiture neuve ils passent très haut parfois un vol en cloche plonge dans la cour à travers l’espace des grands carreaux de jour et repart très haut mais plus aucun ne vient nicher elle elle continue de les attendre derrière la fenêtre

A propos de Françoise Durif

Pousse son premier cri en 1959. Carrière stoppée net. Nourrit un ressentiment tenace vis-à-vis de la famille en général. A, malgré tout, connu quelques happy-hours. Et heureusement, il y a l'écriture !

6 commentaires à propos de “Le printemps à L”

  1. mélodies bleues de l’attente mais un jour c’est bien fini – le souvenir ouvre la fenêtre d’une autre forme d’attente qui s’espère mais se sait enfuie. C’est délicat et triste comme ces reflets éloignés du temps qui passe et parfois ces ombres qui habitent un regard. Un moment précieux si bien partagé ! Merci !

    • Merci Jacques, je n’ai pourtant pas l’impression d’écrire un texte triste… l’attente des oiseaux est toujours récompensée et, de plus, ils sont ponctuels !

  2. très touchant et quelle beau symbole que ces vols d’oiseaux aperçus d’un bout de fenêtre et éloignés pour une toiture neuve. tellement notre monde.

    • Merci beaucoup pour votre lecture et vos commentaires. Les oiseaux reviennent toujours, mais ceux-là repartent toujours trop tôt : ils ne restent que 100 jours !