Mes 27 septembre

Jeudi 27 septembre 1979
Lundi, Claudius est tombé dans la cage d’escalier. Claudius c’est le plus grand de l’école. Je n’y étais pas quand c’est arrivé, mais on a entendu du bruit, on est sortis de la classe et on l’a vu d’en haut, étendu par terre avec les bras et les jambes en étoile. Il y avait du sang qui sortait de son nez. Monsieur Dumas nous a dit de ne pas nous approcher, que les pompiers allaient venir pour emmener Claudius à l’hôpital.
Il est resté absent trois jours, il est revenu aujourd’hui avec le bras en écharpe. C’est la star de l’école maintenant.

Lundi 27 septembre 1982
Aujourd’hui, en sciences nat, on a vu la respiration.
Comme le père de Francis est boucher, on a pu avoir des vrais poumons de mouton, avec la trachée et tout. Le prof nous a fait souffler dedans, chacun son tour. C’était dégueulasse.

Vendredi 27 septembre 1985
J’ai voulu faire l’idiot en essayant, de nuit, des lunettes de soleil pliantes que m’a ramenées Papa. Je n’ai pas bien mesuré la distance, ma main est passé à travers la porte-fenêtre et le verre a fendu la peau de mon poignet comme une feuille de papier.
Ça a été un peu la panique, mes sœurs et ma mère étaient horrifiées, mais on est partis assez vite à l’hôpital. Au moment de partir, le chien léchait avidement mon sang sur le carrelage. C’est mon frère.

Mardi 27 septembre 1988
Devant le lycée, Laurent a déclaré sa flamme à Aurélie, en lui amenant une petite peinture sur toile, qui la représente sortant des eaux, dans un univers onirique. Honnêtement, elle n’était pas très ressemblante, à part ses grands yeux verts. Il lui a dit qu’il avait peint toute la nuit. Elle l’a regardé comme si c’était un extraterrestre. C’était un moment gênant pour tout le monde.

Jeudi 27 septembre 1990
Ça y est, je suis installé dans mon tout petit appartement à Poitiers. Maman a pensé à tout, j’ai plein de choses utiles et de petits objets familiers. J’ai un peu peur de cette nouvelle vie loin de chez moi. Loin de chez eux.

Vendredi 27 septembre 1991
J’ai assisté au trophée Legrand en loge VIP, grâce à Papa. Zarko Paspalj a marqué 32 points, puis s’est fait expulser pour insultes à l’arbitre, ce qui est rarissime en match amical. Il paraît que ce joueur fume deux paquets de clopes par jour. Quelle belle santé. Je l’aime.
Après le match, au club-house, le commercial de chez Peugeot a été hyper gentil avec moi, essayant de m’abreuver de champagne, car il espère fourguer des voitures à mon père. Je déteste le champagne. Et je n’écoutais pas ce qu’il me disait, la conversation s’éteignait sans cesse. Moi, je voulais juste apercevoir Zarko Paspalj, mais évidemment, il n’est pas venu, il devait être en train de tout casser dans le vestiaire.

Dimanche 27 septembre 1992
Comme il y avait une boîte aux lettres en plus dans le hall de mon immeuble, on a fait une jolie étiquette avec marqué « Robert Plant ». On n’a pas mis Jimmy Page parce que Denis a dit que le facteur trouverait ça louche. Alors que Robert Plant, ça passe. On a envoyé pas mal de cartes postales à son nom, c’est chouette de relever le courrier de Robert Plant.

Lundi 27 septembre 1993
Roulé toute la journée, au hasard, vers le sud du département, la Roche-l’Abeille, Coussac-Bonneval, Château-Chervix, le Chalard, Saint-Maurice-les Brousses, Ségur-le-Château. Les routes détrempées (pourquoi dit-on « détrempé » quand c’est vraiment trempé?), les champs gorgés de pluie, la brume partout. L’imprégnation des sols est impressionnante. Il pleut sans arrêt depuis dix-sept jours. Les vaches surgissent comme des fantômes au bord de la route. Je tourne un peu en rond, ne voulant pas m’éloigner avec la vieille LN de ma mère. J’écoute en boucle Cherokee Mist de Jimi Hendrix, cela alimente délicieusement ma mélancolie.
La Briance est sorti de son lit, et elle a grimpé haut sur les berges. À Pont-rompu, le bien nommé, les trois quarts du pont ont été emportés. Le court de tennis est transformé en œuvre d’art : le revêtement a été arraché par l’eau et reste accroché, en lambeaux, au grillage qui demeure intact.
Je m’ennuie. Mais je ne suis pas pressé de retourner à la fac ; quelque chose s’est cassé en moi.

Mardi 27 septembre 1994
Je viens de finir Pnine. Quelle classe. Et quel talent, Nabokov, c’est décourageant, je me dis que je n’arriverai jamais à écrire. En plus, je suis tellement dedans que je ne parviens plus à vivre normalement, je regarde les gens comme si j’étais une sorte de Pnine, enfermé dans mon monde.

Dimanche 27 septembre 1998
Il fait super froid dans l’appart, j’ai envie de rallumer le chauffage mais je n’ose pas le faire avant octobre. Comme je déteste cette saison.

Mercredi 27 septembre 2000
J’ai lavé ma voiture avec Papa. Un père et un fils doivent faire ce genre de trucs ensemble.
Et puis je suis parti au tennis. C’est décidé, avec Yann on prend notre première licence au club. Pour fêter ça, il m’a mis 6/1. On sait tous les deux que je suis meilleur, mais je suis trop fébrile.

Lundi 27 septembre 2004
Aujourd’hui, nous sommes redescendus du mont Caroux par les Gorges d’Héric. Elle a fait la sieste sur un grand rocher plat, nous étions seuls au monde. Je fumais des cigarettes en me disant qu’on ne pouvait pas être aussi intensément heureux. Puis sans aucun signe avant-coureur, un violent coup de tonnerre a claqué, son écho a roulé tout autour. Nous avons dévalé le sentier en riant de plaisir et d’effroi, en cinq minutes nous étions trempés. Tellement vivants.

Jeudi 27 septembre 2007
Je fais un tennis avec JMN. Quelle élégance il a, même si ce n’est pas toujours efficace. Mais j’envie sa grâce. Je suis désarticulé, pataud, saccadé.

Mardi 27 septembre 2011
Avec mon petit Olympus, j’enregistre en douce ma fille qui joue avec ses amis imaginaires, les fait dialoguer dans l’escalier. Cela dépasse en génialité tout ce que j’ai pu lire ou voir. Je me demande parfois comment j’ai pu trouver la vie intéressante avant d’avoir des enfants. Je n’ai fait que tourner en rond, jusqu’ici.

Mardi 27 septembre 2016
Ce soir, j’ai nagé trois mille mètres. C’est comme une drogue. Mais il faudrait davantage, je ne parviens pas à écarter totalement les soucis.

Jeudi 27 septembre 2018
Mes collègues disent qu’il va pleuvoir parce que le ciel est noir au-dessus des Galeries. C’est absurde, ces nuages sont passés au-dessus de nous il y a un quart d’heure. Tout le monde a son appli météo, mais personne n’est capable de regarder dans quelle direction souffle le vent. Je ne suis définitivement pas de ce monde. J’ai beaucoup de boulot, mais mon regard est sans cesse attiré par les nuages là-bas.

Vendredi 27 septembre 2019
C’est idiot, mais cet atelier est en train de me rendre heureux.



A propos de Jean Poussin

Eternel espoir, prometteur dès le collège puis le lycée, j’approche aujourd’hui la cinquantaine sans avoir fait mes preuves. Ma professeure de français, au bord de la démence sénile, ne se souvient que d’un seul nom aujourd’hui : le mien. Je m’appelle Jean Poussin, et à vingt ans ce nom était promis aux plus belles gloires. Depuis, je n’ai cessé de décevoir les attentes placées en moi, avec une certaine constance dans l’échec et le refus de me confronter véritablement à l’écriture, qui est pourtant le centre de ma vie. Je travaille dans le milieu de la culture, plus précisément dans celui de l’art contemporain, où la fréquentation régulière des créateurs·trices me permet d’entretenir mes jalousies et mes frustrations. Cela m’a également amené à publier quelques textes sur des artistes, une douzaine en quinze ans. Depuis, j’ai abandonné ce genre, pour me consacrer au portrait : je suis devenu le biographe officiel de tous les membres de ma famille. On m’emploie aussi pour les discours d’enterrement. J’ai toujours travaillé en solitaire, mais aujourd’hui, j’ai décidé de partager un peu ce que j’écris, avec une certaine timidité, mais ce qui se passe dans cet atelier m’attire beaucoup.

6 commentaires à propos de “Mes 27 septembre”

  1. j’admire la quantité de souvenirs, moi sont partis,
    (enfin curieusement pour certains au début en enlevant 38 ou 29 ans à la date et en rajoutant quelques féminins ce pourrait être mien… devrais les recopier)
    mais j’aime surtout la dernière phrase

    • Merci… Je tiens à jour un petit agenda depuis très longtemps, ça aide. Et puis je n’ai pas hésité à tricher !

  2. Ha voilà ! Dans mon texte j’ai cherché comment rendre l’illusion du présent, du journal écrit au jour le jour. Ça m’a semblé compliqué, mais à vous lire ça semble simple. Très bel usage du présent. Les instants, sans fioritures. Et puis j’aime bien les gorges d’Heric moi aussi.

    • ça m’a semblé compliqué aussi, c’est pourquoi je n’ai fini mon « journal » que quelques heures avant le 27…
      Merci pour votre lecture.