Trois fois le 27 septembre

27 Septembre 2007 – Aufschwung – Sehr rasch – 6/8. Première semaine. Laissé tomber le Mozart de l’été.  Il faut voir la répartition main droite main gauche mesure un et mesure trois et toutes celles qui reprennent le thème initial. Il faut trouver l’abandon, l’immersion avec la position en face, le ventre à la clef, comme si le ventre reposait sur les cuisses écartées, le tabouret loin du piano pour travailler le porté, la chute du bras, le travail du poids du bras et des notes intermédiaires détachées avec un, deux, trois moins fort. La main gauche, à la régularité aimable, sécurisante, qui sent les influences mais ne se laisse pas détourner. Tout en place simplement avec un tissu régulier de doubles croches. Les mesures soixante et un et suivantes : un animal rampant, mais dans son élément ! ne pas ramper parce qu’on ne peut pas tenir debout ! 

Je relis ces notes, écrites un 27 Septembre, alors qu’elle était encore vivante. Vivante et passionnée, celle qui me prodiguait ces conseils, d’une langue commune à nous deux seules. Sur l’agenda de cette année, ce jour-là, j’ai noté au crayon : antimites à changer. Puis un court texte : Murmures au ras du sommeil. Conversations de genoux sous l’auréole jaune (le mot est mal écrit) de la lampe et d’anciennes. La phrase n’est pas terminée. Ce jour-là j’ai dû boire les trois quart d’un litre d’eau à jeun puis me rendre au service de radiologie pour passer une échographie. J’ai attendu un temps qui m’a paru très long, seule au milieu de gens indifférents qui attendaient eux aussi. Ils ont été appelés un par un, je les ai vu quitter la petite pièce. Ils ne sont pas revenus. D’autres sont arrivés. À un moment je me suis levée pour demander à la secrétaire si on n’avait pas oublié mon examen. Elle m’a répondu que je n’aurais pas dû venir si en avance. Je suis retournée m’asseoir.

27 Septembre 2008 – Les cours commencent plus tôt. À propos de la 1Re Novelette, je note en lettres capitales NE METTRE LA PEDALE QUE QUAND ON SAIT OU ON DOIT LA METTRE (pédale très soulevée par noire sans halo, ou avec l’Una-Corda pour muscler les doigts) et travailler les sforzando à la file, les triolets en avant-première comme un moteur. Le cours est avancé à 07 :30. Je quitte l’appartement à 06 :50, le trottoir étroit est encombré des bacs à ordures et le café vient juste d’ouvrir. Je remonte la rue, longe un bloc d’immeubles avec, sur les trottoirs plus larges, les mêmes bacs à ordures gris. Devant le laboratoire quelques personnes attendent déjà devant la porte encore fermée mais il y a de la lumière à l’intérieur. Tout en haut de la rue je débouche sur la place du vent comme on l’appelle ici — bien qu’elle ait un autre nom, on dit la place du vent, car, par tous les temps et à toute heure, un tourbillon fait voler les jupes, s’enrouler se dérouler les foulards, les écharpes—. Il y a des cyclistes et quelques voitures, un bus. Je traverse la rue plus large, sur la droite la vue est dégagée et va jusque de l’autre côté du fleuve, au-delà du pont et c’est un autre arrondissement de la ville. 

Ce serait plus court de descendre et de marcher le long des berges mais, à cet endroit la Saône dessine une courbe prononcée ce qui, mathématiquement, allonge le trajet, même si on retire les arrêts aux feux et la traversée des rues. C’est pourquoi je choisis de ne pas longer la rivière et m’en vais le long d’autres immeubles. Je suis toujours surprise de voir que le lieu où je suis attendue et vers lequel je me dirige se situe géographiquement à l’opposé du point où je me trouve : Je trace une ligne imaginaire qui enjamberait la rivière et une portion de la colline, et  je serais arrivée directement.

27 Septembre 2009 – Je me lève en ayant mal dormi avec quelque chose au fond de la gorge, une lassitude dans les membres. Ce n’est pas la première fois.  J’attends le réveil des enfants et je leur dit — Voilà, c’est aujourd’hui. J’ai pris ma décision. Ça ne peut plus durer. C’est aujourd’hui. Mais je ne le ferai que si vous êtes d’accord, sinon je ne le ferai pas. 

Mon fils a dit qu’il comprenait. Alors j’ai téléphoné. À la secrétaire, j’ai demandé un rendez-vous dans la matinée, aujourd’hui, oui, le plus vite possible. C’était pour. Elle m’a donné une heure. J’ai dit merci. J’ai raccroché. Je me suis retournée et j’ai dit — Voilà, c’est à 10 :30. Ils n’ont rien répondu. J’ai dit je veux y aller seule. De toutes façons, personne ne voulait m’accompagner. Les enfants faisaient semblant d’être absorbés à leur bureau. Me tournaient le dos. Il restait deux bonnes heures à occuper. À repousser la boule de plus en plus lourde au fond de la bouche. Personne ne s’est parlé. On attendait tous. Et les secondes, puis les minutes se sont mises à défiler à toute allure. Deux heures à attendre, deux heures vides qu’on a rempli de rien.  J’essayais de ne pas gagner une journée de plus, malgré tout, de ne pas revenir sur ma décision — sur notre décision à tous les quatre — en pensant de toutes façons on a déjà vécu avec « ça » jusque là, jusqu’à aujourd’hui. On peut peut-être… Encore une journée ? Ce sont ces questions qui tournaient dans mon cerveau occupé à rien d’autre, et puis, pour que mes mains ne restent pas mortes sur mes cuisses, je le caressais. Mais lui, il était ailleurs. On ne savait pas où. Et ça durait depuis le début de l’été. Il était là, mais il n’y était plus. Il ne dormait plus, ne mangeait ses aliments et les médicaments que mêlés à du yaourt. C’était ce qu’on avait fini par trouver. Sinon il n’y touchait pas. Et il nous cherchait constamment dans tous nos déplacements à travers l’appartement, mais sans raison. La nuit il attendait au bord de la chambre. On l‘entendait tourner, chercher, remuer constamment. Sans rien qui, dans le fait de nous retrouver, de nous côtoyer, de recueillir nos caresses, puisse le faire « revenir » à nous. Déjà parti. Ailleurs, on ne savait pas où. Nos mots, nos gestes ne le rattrapaient plus. Il ne nous entendait plus, ne nous voyait plus. Pourtant ni sourd, ni aveugle. Et ses pas reprenaient inlassablement de jour comme de nuit. 

Alors, j’ai dit  — c’est aujourd’hui. Personne n’a rien trouvé à rajouter ou retirer. Quand ça a été presque l’heure, j’ai fait avec lui la dernière balade le long des quais. On a tous les deux fait semblant, je crois. J’avançais en calant mes pas sur les siens. Puis nous avons ensemble gravi pour la dernière fois le large escalier revenant des Quais. Nous avons attendu au feu rouge et nous avons tous les deux traversés, bien sages, sur le passage piéton. Et puis nous sommes entrés tous les deux chez le vétérinaire. J’ai dit, bonjour, c’est moi qui vous ai téléphoné, il y a deux heures, je suis, c’est pour. Oui, on voyait. On m’a dit asseyez-vous madame et on m’a apporté un verre d’eau. Ça n’était pas la première fois que je venais à la consultation, pourtant c’était la première fois que l’on m’offrait ce verre d’eau. Le verre tendu par-dessus la blouse blanche et les mains propres aux ongles courts. L’eau transparente dans le verre à moutarde dont la date de péremption figurait encore en-dessous. Elle est apparue quand le verre a été vide. Avec la boule dans la gorge chassée, l’impression repoussée par l’eau du robinet fraiche, à peine, et chlorée. Je ne savais pas à qui le rendre le verre vide. On est venus nous chercher, tous les deux. J’ai gardé le verre à la main. Le  verre vide. J’ai dit je reste. Je te l’avais dit. Je ne peux plus continuer comme ça. Je t’avais dit. C’est aujourd’hui. Je te dis au revoir. Je vais t’emmener. Je t’ai emmené, je suis restée jusqu’à ce que tu t’endormes. Tu continuais malgré tout à avoir cette respiration haletante que tu avais depuis des semaines et qui emplissait tout l’appartement de ce souffle en difficulté. On m’a dit il dort. On m’a demandé si je voulais rester jusqu’au bout. Je t’ai caressé une dernière fois. Tu étais calme, tu dormais, enfin. Je t’ai tenu serré, je t’ai embrassé une dernière fois. J’ai quitté la salle. J’ai dit merci. Au revoir. J’ai emporté autour de mes lèvres ton odeur de bête docile.  À la maison, tous les trois ils pleuraient. 

J’ai dit voilà c’est terminé il ne souffre plus. J’ai dit on est libres. Libres.

 Et c’est seulement le lendemain, donc le 28 Septembre que, pour moi, la peine a commencé, le chagrin, le vide à crever.

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A propos de Françoise Durif

Pousse son premier cri en 1959. Carrière stoppée net. Nourrit un ressentiment tenace vis-à-vis de la famille en général. A, malgré tout, connu quelques happy-hours. Et heureusement, il y a l'écriture !

3 commentaires à propos de “Trois fois le 27 septembre”

  1. Encore impressionnée par la découverte du quotidien de pianiste, une véritable ouverture qui invite à sa connaissance. Des questionnements en écho à l’écriture, la transcription de telle émotion, à naviguer entre le trop peu et le pas assez ; trouver la note-mot juste !