Ouvrir l’œil

Je connais quelqu’un qui s’endort toujours les yeux ouverts, qui attend le sommeil les yeux ouverts il dit Pourquoi faire semblant de dormir avant de dormir. Même dans le noir il garde les yeux ouverts il ne voit rien mais il regarde le noir. Il y a sans doute un rai de lumière qui déborde des rideaux, la lumière jaune de l’éclairage public ou bien un rayon de lune et peut-être des chiffres lumineux, rouges ou verts, qui bougent très lentement 23:47 ou 01:12 ou même 03:55 ce n’est quand même pas grand-chose à voir pas grand-chose à se mettre sous la dent de l’esprit alors le cerveau ferme les paupières au bout d’un moment et le voyage commence dans la nuit. Il y a des gens qui meurent les yeux ouverts, ils ne voient plus rien mais ils meurent en regardant ils continuent de regarder sans voir et leur regard nous dérange quand même, on leur ferme les yeux aux personnes mortes car elles n’ont plus rien à voir avec leurs yeux plus rien à voir avec nous. Claudius avait les yeux fermés mais tout le monde le croyait mort on est sortis de la classe en se bousculant vingt-cinq paires d’yeux braqués sur lui du haut de nos onze ans braqués sur lui étendu là en bas de la cage d’escalier encore plus grand étendu que debout étendu avec les yeux fermés il est mort tu crois qu’il est mort il est sûrement mort et il nous entendait peut-être parler de lui ainsi comme s’il était déjà sorti de nos vies. Au moment où il rouvre les yeux après la chute ce n’est pas la douleur mais un immense sentiment de regret qui le remplit tout entier comme lorsqu’une chose arrive et qu’on voudrait l’annuler, revenir à la seconde d’avant la chose mais la chose a eu lieu ce sac qui s’est pris dans les rayons de la roue avant et il faut faire avec ce qui a eu lieu — ce basculement irréversible. L’œil s’ouvre à ras du bitume l’oreille est posée contre le sol comme un Indien dans la plaine qui écoute les signes de la terre mais il n’entend rien d’autre qu’un sifflement intérieur, au début on ne voit que ce bel asphalte refait à neuf car c’est bientôt l’arrivée du Tour, une chance, un vieux goudron granuleux aurait fait davantage de dégâts. Puis on se relève et la vision devient périphérique, on sent le corps qui marche à peu près correctement — ça vacille un peu, on voit des gens qui se dirigent vers vous, vous aident prennent de vos nouvelles, il suffit de se casser la gueule pour que les autres vous remarquent, il y en a même un qui ramasse mon vélo et me propose de l’attacher à une barrière, il semble acquis pour tout le monde que je ne vais pas repartir à vélo, j’en prends bonne note, ramenant mon regard vers moi je vois que ma montre est cassée mon blouson déchiré à l’épaule il est clair que je vais rater cette réunion importante. Quelqu’un amène une chaise et me voilà assis en terrasse comme si je profitais de cette matinée de juin pour m’offrir un petit café avant le travail mais c’est bien la première fois que je m’arrête ici, je n’aime pas cette terrasse au bord de ce grand carrefour, trop de monde, trop de pollution en même temps c’est vrai que c’est pas si mal on voit tout d’ici le cœur de la ville qui bat mais il semble que ce matin, 08:40, c’est plutôt moi qui suis le centre de l’attention, tâchons d’en profiter. Il y a pas mal de gouttes de sang qui coulent de moi mais je ne suis pas pressé de voir de quels endroits exactement, je me demande si la dame du café trouve cela répugnant si elle s’inquiète pour son mobilier pour sa fréquentation en tout cas un verre d’eau est apparu sur la table devant moi. Je vois la compassion et l’inquiétude mêlées dans le regard des gens, beaucoup de monde passe ici et tout le monde me regarde c’est quand même très émouvant je suis rempli de gratitude. Je vois le voisin dentiste, avec sa femme ils m’ont reconnu je me relève pour les saluer ils me demandent s’ils peuvent faire quelque chose pour moi dans leurs yeux je mesure l’étendue de mes blessures et j’ai un peu honte de passer pour un type qui tombe à vélo, ma réputation dans le quartier risque de s’en ressentir mais l’arrivée des pompiers détourne l’attention. Les pompiers semblent vouloir prolonger cet agréable moment en terrasse, ils me demandent de me rasseoir et l’un m’enveloppe de bandages si bien que je n’y vois plus que d’un œil, l’autre pompier joue avec moi à Combien j’ai de doigts et à Quel jour on est et à Qui est le président mais je ne me laisse pas avoir, je suis très fort à ce jeu-là. Monté dans le camion je suis un peu déçu qu’on en me fasse pas allonger, on me propose un petit strapontin comme si j’étais un voyageur de moindre importance, bon, au moins ils mettent la sirène et prennent très souvent de mes nouvelles et me donnent du Monsieur. Je les entends dire on arrive avec une chute de vélo, plaies visage trauma possible et Faut mettre le casque à vélo hein Monsieur je promets et je ferme les yeux.

A propos de Jean Poussin

Eternel espoir, prometteur dès le collège puis le lycée, j’approche aujourd’hui la cinquantaine sans avoir fait mes preuves. Ma professeure de français, au bord de la démence sénile, ne se souvient que d’un seul nom aujourd’hui : le mien. Je m’appelle Jean Poussin, et à vingt ans ce nom était promis aux plus belles gloires. Depuis, je n’ai cessé de décevoir les attentes placées en moi, avec une certaine constance dans l’échec et le refus de me confronter véritablement à l’écriture, qui est pourtant le centre de ma vie. Je travaille dans le milieu de la culture, plus précisément dans celui de l’art contemporain, où la fréquentation régulière des créateurs·trices me permet d’entretenir mes jalousies et mes frustrations. Cela m’a également amené à publier quelques textes sur des artistes, une douzaine en quinze ans. Depuis, j’ai abandonné ce genre, pour me consacrer au portrait : je suis devenu le biographe officiel de tous les membres de ma famille. On m’emploie aussi pour les discours d’enterrement. J’ai toujours travaillé en solitaire, mais aujourd’hui, j’ai décidé de partager un peu ce que j’écris, avec une certaine timidité, mais ce qui se passe dans cet atelier m’attire beaucoup.

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