#P3# Ca tient lieu de rien

Toute l’année, la compote de pêche. Il y a souvent une autre étiquette, plus ancienne, sur le bocal. L’écriture délavée laisse encore lire « cèpes », « confiture de framboise », voire « rillettes ».

                A une période, les coupes de pêche melba, servies en chemise blanche à épaulettes, les jours de fête, quand on n’avait plus beaucoup de temps pour préparer le dessert. D’une pression et d’un souffle, un nuage de chantilly venait recouvrir le fruit, la boule de glace rhum-raisin, et la confiture de prune qui accompagnait l’ensemble. Vite fait, bien fait.

                La confiture, d’ailleurs… La confiture de pêche. Il y a souvent, une autre étiquette, plus ancienne, sur le bocal…

                Le vin « de feuilles de pêche de vigne » -précise l’étiquette, encore l’étiquette- enfermé dans une bouteille de vin rosé ; la fée qui la décore est belle, on l’a gardée, et on la gardera.

                Le gâteau à la pêche… Mais qui n’est pas l’original. L’original, c’est le gâteau poire-chocolat, chocolat qui a fondu avec un morceau de beurre, pour plus de brillance, dans la petite casserole rouge. La petite casserole rouge qui est dans mon tiroir. Le tiroir que j’ai ouvert, récemment, pour faire un gâteau à la pêche, qui n’est pas le gâteau à la pêche, ce gâteau à la pêche.

                Il y a la recette qu’on a lue mais qu’on n’a jamais goûtée, celle des poires pochées à la verveine d’A-M. On était en retard, on n’a pas osé partir avec l’original.

                Et puis il y a la tarte aux pêches.

                C’est l’heure du thé. Chacune d’un côté de la table, nous nous faisons face. Elle a déjà déposé le plat. Elle est allée le chercher dans la salle à manger, comme d’habitude. C’est là que la première tarte a été mangée, la veille. Il y avait un anniversaire, peut-être. Au moment du dessert on n’en pouvait plus, sans doute, mais la tarte aux pêches « Ca tient lieu de rien ». Elle en avait fait deux. C’est dans la cuisine que nous dégusterons les restes, en face à face. On a pensé aux absents, hier, il reste un bon quart de la tarte. Une scène champêtre d’un autre siècle sur l’assiette à dessert. Nous avons quand même de beaux couverts, juste pour nous deux, en face à face. Elle a coupé deux parts et met la plus grande dans mon assiette. Le premier coup de cuillère vient fendre la tarte fine. La pâte feuilletée a craqué.  Je prends mon temps. Je vais peut-être même boire quelques gorgées de thé avant. J’apprécie la légèreté de la tarte aux pêches, je ne sens que le poids de la cuillère. Nous ne parlons pas forcément. Juste un petit soupir d’extase avant et après la première bouchée. « Je suis bien contente que cela te plaise, mon petit. » Cela craque dans la bouche, cela s’effrite de tous côtés, cela s’affole. Rien ne vient calmer le jeu, surtout pas l’acidité des fruits caramélisés au four. Puis on arrive à sentir ce qui s’en va, ce qui fuit, ce qui fond… La légère amertume du beurre. On peut passer à la cuillère suivante.

                Une grande tablée dans un garage endimanché. On a rangé les outils qui étaient suspendus aux parpaings, recouvert les machines de draps blancs, lavé à grande eau le ciment. Sur une table, un gros gâteau au chocolat, crémeux et recouvert de fruits rouges, qui pourrait voler la vedette à la tarte aux pêches. Mais elle arrive. Elle arrive une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, et plus…Autant de corolles sur les tables en fête. Chacun la reconnaît ; et aux quelques novices on précise « C’est la tarte aux pêches de M-N, tu en prendras bien une part ? » Voix de M-N, derrière : « C’est léger, ça tient lieu de rien. » On en prend une part, et une autre part.

                Autre part. On n’a pas apporté le plat, qui prendrait trop de place sur la table. Elle penche. Le sol aussi penche. Il faut bien installer les chaises pour ne pas finir « les quatre fers en l’air ».  Sur la petite table octogonale en béton, il y a trois petites assiettes (trois décors surannés), et autant de tasses et de cuillères. La tarte aux pêches sous le soleil. L’ombre du tilleul ne vient pas jusqu’à nous.

                Autre part, avant, la tarte aux pêches enveloppée dans un torchon, les coins opposés, en diagonale, pliés. Elle attend dans une cuisine.

                Encore avant, toujours, et toujours au même endroit, il y a la tarte aux pêches au fond de la gazinière, la même gazinière, et la main habillée d’une manique un peu trouée, un peu noircie, qui va la chercher. Elle ne la dépose pas vraiment, non, elle la laisse tomber, de quelques centimètres, comme si la tarte devait terminer le voyage toute seule. Bruit du plat sur la gazinière.  

Bien sûr, encore avant, sur la table carrée de la cuisine, la tarte avant la tarte.  Le pâton de beurre enfermé dans l’autre pâte, «N’oublie pas la goutte de vinaigre dans l’eau ». Plié, replié, passé, repassé sous le rouleau, congelé peut-être, dans l’attente, l’attente de la prochaine tarte aux pêches. Il y aura alors les quartiers de pêches coupés par les doigts un peu gonflés. Parce qu’évidemment, avant la tarte aux pêches, les pêches. Du Janoueix-même, des Combes, de Chaudemaison, ou d’autres voisinages… Apportées dans des cageots jusque dans le garage, au frais. En tout cas, ce ne sont pas celles du petit pêcher du fond du jardin. Il poussait de travers, on l’a coupé.

A propos de O. Elsa

Intéressée par l'écriture, par laquelle le monde redevient si grand, et par les outils de formation, afin de partager cette sensation grisante, notamment avec mes élèves car je suis professeur de français en collège/lycée. J'ai suivi divers ateliers, mais courts, et toujours de façon ponctuelle. J'espère gagner un peu en "discipline" au court de ces trois mois.