#photofictions #02 (2) | de dos

J‘entre dans la cour. Sur quoi s’est-elle penchée qu’elle doit tenir entre ses mains ? elle ne m’a pas entendue — une constellation de grains sur sa peau: non ce n’est pas ce tu vois, ni les boucles aux oreilles. Le turban improvisé peut-être, l’inclinaison des épaules. J’ai l’appareil avec moi. Tout doit impérativement aller vite: cette conjonction d’éléments et l’injonction à faire image. Il n’y a pas de projet. Juste ce qui apparait et disparait. Ici. Dans cette cour. Elle. Cette histoire d’instant décisif est-ce que tu y penses ? Attraper au vol avec le reflex ce n’est pas ton réflexe. (Non ce n’est pas un oiseau qu’elle tient entre ses mains). Il y avait cette publicité pour le sel de table. Attraper l’oiseau en jetant du sel sur sa queue disait la légende; l’enfant courrait après l’oiseau avec le sel. Faire l’image comme l’enfant, avec le sel. Tu fais l’image. Tu l’as faites sans y penser. Ou presque. Tu n’as pas pu faire autrement.

« Hier, en passant par la vallée, je vis deux jeunes filles assises sur une pierre ; l’une nouait ses cheveux, l’autre l’aidait ; la chevelure dorée de la première pendait sur son dos ; son visage était sérieux et pâle, bien qu’elle fût toute jeune, et elle était vêtue de noir ; l’autre s’efforçait de lui venir en aide. Les tableaux les plus beaux, les plus intimes, des vieux maîtres allemands, donnent à peine une idée de cela. On désirerait parfois être la tête de Méduse pour pouvoir changer en pierre un tel groupe, et appeler les gens. Elles se levèrent, le beau groupe était détruit ; mais en descendant entre les rochers, elles formèrent un autre tableau. Les tableaux les plus beaux, les notes les plus sonores se groupent, s’évanouissent. » Lenz Büchner

Un livre, un téléphone. Une chose assez petite l’absorbe. Elle s’est lavé les cheveux. Elle a noué une serviette autour de ses cheveux mouillés et c’est un turban qui bleuit dans la lumière, un arrangement involontaire presque savant; ce petit pan d’étoffe qui pend (la surexposition juste au dessus, cet éclat sans matière qui dénote les failles techniques). Tu n’es pas photographe tu prends des notes, tu gardes traces. L’orange des fleurs. (la bignone pousse comme le chiendent). Les taches sur la peau: taches de rousseur et fleurs de cimetière. Ces heures que nous partageons: l’extrême proche. Elle me parlera tout à l’heure du livre que je lui ai prêté ( mon père et ma mère d’Appelfeld). Je lui dirai plus tard pour cette image d’elle que j’ai faite. Vermeer c’est avec elle et avec lui dans le musée de La Haye que je l’avais vue : la fille au turban qui a une perle à l’oreille. Longtemps.

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

12 commentaires à propos de “#photofictions #02 (2) | de dos”

    • j’aime beaucoup cette idée Brigitte ce serait l’image dans l’image hors champ ( mais tellement surprenant dans ses mains à elle) sans doute faut-il se méfier des idées toutes faites à propos des êtres les plus proches

  1. Le besoin immédiat et impérieux de faire une image. Très belle photo. Et Büchner. Et Vermeer. Tout est là. Dans l’extrême proche. Le tien.
    Merci beaucoup Nathalie !

  2. « Faire l’image comme l’enfant, avec le sel. »
    Quelle beauté subtile dans ce texte en deux temps Nathalie Holt. Magnifique. Votre métissage attentif des fragments de la vie livre, délivre un envol d’émotions. Authentiques, vraies, présentes là, universelles. Merci, merci Nathalie Holt. L’oiseau-lecteur est saisi. Pas capturé. Captivé.

  3. j’admire la clarté de la photo, cette percée de réel éblouissante, et ton texte tout en finesse et en simplicité merci Nathalie
    ah oui et le passage de Büchner !!

  4. ce dos dit tellement choses et va au devant de Büchner et de Vermeer et l’enfant qui court après l’oiseau, tout cela déplié dans une rythmique si douce, d’un coup de plume.