#photofictions #02 (3) | L’effacement (notes de)

Il suffit d’appuyer à plusieurs reprises sur la flèche  et de choisir la fonction sur l’écran. Tu appuies. L’icône de poubelle oscille. Formater ou lieu de basculer. Il est trop tard. Une pression, une seule et les images source disparaissent. Une centaine. Des virtualités: rues, parking, paysages… quelqu’un. Restaurer mentalement ce qui est passé devant le regard et a fait image: cette rue entre 18H10 et 18H47, cette chambre bureau entre six heures trente et sept heures, ces ruelles, ce chemin… Quelques jours ailleurs dont tu garderais trace. De l’extrême loin qui s’approche, de l’extrême proche qui revient.
Je me souviens d’une fresque dans le mur léprosé, et c’était là avant hier ou avant : profils crouteux saturés de vert, de noir, de rouge. Je me souviens du tag vert triangulaire pourvu de cornes et d’yeux qui secouait la pierre d’une maison et du palindrome de lettres découpées: ANNA. Je me souviens d’ANNA que je n’ai pas connue, de ses lettres à lire: comme la toucher de loin. D’Anna enseigne de bonneterie ou de café (le café d’Athènes dans le verre Pyrex)? Quel ana pour Anna ? Anna qui ne compte plus ses dents et joue aux petits chevaux dans son fauteuil électrique ou Anna morte depuis longtemps, n’aura même pas existé. ANNA rien qu’un nom. ANNA pour rendre plus proche et écouler la camelote. ANNA.
Je me souviens des pigeons posés sur une rambarde, de cette composition involontaire sidérante, je me souviens de l’image entraperçue sur l’écran de l’appareil: pigeons sur une rambarde, cette image que j’aurais fini par jeter.
Je me souviens d’elle qui me demande cinquante euros. D’elle qui m’apostrophe dans l’embrasure d’un couloir (son antre, sa grotte) sur ses jambes en échalas. Les branchements électriques pendent, ils forment des nœuds et des boucles à ras de ses cheveux peroxydés. Cinquante euros pour monter dans une chambre ou pour faire une photo perdue? (est ce qu’elle a connu Anna) Cinquante euros pour une image qui n’aura même pas existé. L’infini me creuse, a dit le maçon à quelqu’un qui a retranscrit les paroles et m’a raconté. Le bleu du ciel c’est infini? Ce bleu trop bleu — bleu papier ou bleu carton— tu t’étais juré de ne pas le photographier le bleu trop bleu d’ici. Bleu Giotto. Bleu Alain. Bleu autour de l’œil… bleus qui bataillent sur des images perdues. Puis cette terrasse et le muret en balustrade, l’œil d’un trou donnant sur la mer. Rien que le ciel trop bleu. Ce n’est pas à Alger que tu as perdue tes images. Ni au bord de l’atlantique: le bleu trop bleu où se découpent des voiliers d’un tableau de Hopper.
« Regarde moi ce petit nuage »  a dit l’un à l’autre avant de se passer la corde autour du cou au pied de l’arbre chétif. La balle duveteuse d’un nuage bondit à la vitesse du chien.Tu avais appuyé sur le déclencheur pour saisir le nuage et l’homme debout sur le faîtage d’une maison. Tu te souviens de la silhouette comme grattée dans la lumière. Et le camion grue en contrebas du chemin. Tu te souviens que tu t’es penchée pour mettre au point et déclencher. Tu te souviens les gravats près du cimetière…
Il semble que tu les as photographiés

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

9 commentaires à propos de “#photofictions #02 (3) | L’effacement (notes de)”

  1. Merci Nathalie Holt pour ce beau texte qui creuse dans le souvenir infini des images faites mais perdues. Vous anticipez, répondez à l’exercice #03 qui interroge les images qui n’ont pas pu être. Et je suis d’accord avec ce que souligne Piero. Votre monologue de photographiant sur les images qui ne sont plus à bien plus de mémoire que les octets effacés d’une carte mémoire. Bravo et merci Nathalie, infiniment.

  2. – Restaurer mentalement – L’infini me creuse
    ( Restaurer l’infini – le mental me creuse )
    Merci

  3. Bonsoir Nathalie
    Tous ces « je me souviens » qui n’auront pas de preuves… pas d’épreuves.
    La prise aura suffi pour faire sa prise comme plâtre mental.
    Merci beaucoup.

  4. J’aime le goût étrange de ces souvenirs, la saveur délicate de tes mots. Je la croirais même inconnue. Alors je relis certaines phrases. C’est bien un étrange goût qui me vient à l’esprit.