#photofictions #02 | Partie pour rester

D’abord le contexte général

“ Partie pour rester “. Ça aurait été le titre d’un voyage immobile. Le titre d’un moment, ou plutôt d’un ensemble de petites séries de photos représentant, en pointillé, mon séjour à Novis. Ça aurait été durant un confinement. Avant de partir, j’aurais pu projeter de rester longtemps, sans limite dans la durée, dans cette maison isolée. J’aurais imaginé séjourner seule dans ce corps massif de vieux bâtiments, composé d’espaces personnels et communs, de granges ouvertes et fermées, de caves, d’appentis… C’est vaste une propriété sans clôture, je me serais imprégnée de cet espace où le kilomètre de circulation autorisé aurait eu encore moins de sens qu’ailleurs.

Ce que j’aurais pu faire

J’aurais choisi le protocole de la série, du type photo quotidienne, pour rythmer le temps qui serait passé, ou pas vraiment passé. Et à côté de cela, j’aurais pu réaliser des photos sur quelques autres sujets, pour sortir des contraintes du systématique, du répétitif.

J’aurais pu photographier la poussière. La poussière présente, partout, abondante, mais seulement visible sous certaines lumières. Couche de poussière ou lit de poussière. Le temps passe, les choses se désagrègent. Poussière sur une délicate toile d’araignée ici, grains de poussière virevoltant ailleurs. Ça aurait pu être beau, enfin d’une certaine esthétique.

J’aurais pu photographier chaque jour le crépuscule. Me fixer un rendez-vous à l’heure précise où le soleil disparaît de l’horizon, face au même tronc d’arbre orienté vers l’ouest, ou pas le même arbre, mais un tronc orienté vers l’ouest. Un rituel, le bonsoir aux arbres. Il y aurait pu avoir une photo faite une minute avant le crépuscule, puis une autre une minute après. Associer ensuite en un diptyque ces deux images. Je n’aurais pas su si ce moment particulier, le passage de la présence à l’absence aurait été perceptible entre les deux images. Peu aurait importé.

J’aurais pu photographier chaque matin au réveil la végétation derrière la porte-fenêtre. Paysage presque similaire mais lumière changeante. Les feuilles poussent lentement, les branches, parfois, se brisent un peu vite. Sans aucune sonnerie de réveil, l’heure de mon levé, aurait été chaque matin, différente, le ciel aussi. Encadrement de la porte-fenêtre et cadre de l’appareil photo. Photographie de paysage. Caspar David Friedrich sans personnage.

J’aurais pu choisir de photographier les animaux, vivants ou morts. Là où je les aurais rencontrés, à l’intérieur de la maison, dehors sur un sentier. Un chien, un chat, une limace, un escargot, un moustique, un papillon, un écureuil…

J’aurais pu photographier le vent ou plutôt l’effet du vent sur les branches, les feuilles, les herbes, partout où je me serais promenée, pas loin peut-être. Les jours sombres, les moments de grand vent auraient été plus profitables pour ce thème-là. Viser le flou. Choisir ensuite les photos où l’espace est à peine reconnaissable. Sélectionner là où lignes et masses colorées créent l’illusion du mouvement, peuvent aller jusqu’à devenir des abstractions.

J’aurais pu photographier chaque midi avant le repas, le plat composé de fruits et légumes frais. Constater les variations au fil du temps qui passe. Les fruits disparus, mangés. La tête d’ail, la pousse de gingembre ou le citron entamés. L’avancée des jours passés mesurée à la diminution du stock de nourriture. Puis le réapprovisionnement les matins de marché. Comme la marée monte et descend. Et puis les besoins d’un corps, la vie matérielle. Le plat aurait été disposé toujours au même endroit, derrière la longue fenêtre, exposée vers le nord, près d’une petite mouche presque pas décomposée. Nature morte végétale. Trop de références tue la référence.

J’aurais pu photographier en toute fin de soirée, le feu de cheminée ou plutôt les buches incandescentes, lorsque les flammes ont disparu. Le rouge et le noir. Le calciné, les braises, presque des abstractions. Chaïm Soutine. Si ce n’est qu’il n’y a pas de cheminée là où j’aurais logé à Novis.

J’aurais pu…

A propos de Pascale Sablonnières

photographe autrice et professeure dans une école d'arts plastiques, j'écris. j'écris, en lien ou pas avec des images, en lien ou pas avec des œuvres visuelles, ou avec ce qui se passe ou ne (se) passe pas. http://www.pascale-sablonnieres.fr/ https://montreuilsurpage.blogspot.com/ https://dungesteverslautre.blogspot.com/

8 commentaires à propos de “#photofictions #02 | Partie pour rester”

  1. « La poussière présente, partout, abondante, mais seulement visible sous certaines lumières. Couche de poussière ou lit de poussière. » j’aime la récurrence de tous ces possibles à Novis

    • Lorsqu’on est dans un lieu isolé, les possibles sont nombreux. Du moins très différent de ceux d’un environnement urbain ( le mien en général). Merci de cet écho

  2. Bonjour Pascale
    Tous ces « j’aurais pu » nous donnent finalement une ou plusieurs séries de photos imaginaires et qui se fixent dans notre représentation.
    Merci beaucoup !

  3. je ne sais pas trop où se trouve Novis (si tu vas par là) mais enfin toutes ces/tes séries sont bonnes pour l’évoquer – j’ai pensé à Joris Ivens qui filmait le vent,tu te souviens peut-être… (j’aime beaucoup ces/tes images)

    • Novis est un lieu dit, dans les Cévennes. En général, je vis à Montreuil (93), en ville.
      J’avais beaucoup aimé le film de Joris Ivens, et notamment la bande-son.
      Merci pour ton commentaire

  4. Superbe la liste de tous ces « j’aurais pu » et c’est déjà donner existence. Et si belle la photo de la fin qu’on a encore plus de regrets à ce que vous ne les ayez pas faites toutes les autres. Merci.

    • Dans ce texte-ci, j’ai souhaité créer un doute sur le fait d’avoir eu les projets de photographier, d’avoir photographié.
      Désir de jouer sur les faits, les possibles et les velléités.