#photofictions #04 | les vivants qui vont bien

Marwane est accoudé à la fenêtre, porte ouverte sur la campagne nue, rase et nue comme un petit bidon en friche, sorti de la chemise, une campagne négligée aux cheveux rabattus, il fait déjà froid depuis quinze jours alors qu’on vient de quitter les dorures du soleil, l’air frais et la fenêtre comme un cadre plaqué sur le corps du village. L’odeur mielleuse du café rôde dans la cuisine, 9h30 c’est l’heure des passages. Le village est vidé de sa jeunesse à chaque début de septembre, c’est une misère un trou béant sur les places devenues chauves, les petits pas cassent des graviers, l’écho retentit jusqu’au cimetière, les herbes fauves ont cette posture désespérée des repris de justice, des épaules tombantes, un air dissous d’ennui, l’épicier a fermé pour des mois le rideau de fer. Il faut attendre l’estafette de Paul pour avoir sa demi-baguette. Une sorte d’ombre blanche plane dans les rues, taffetas de lourd silence, chose informe comme une bruine qui ne veut plus te parler, et ce blanc dans la figure, bouffée de caveau, est brisé par intermittences à grands coups de marteau, des coups sourds et tenaces sur la pierre, ça vient de « chez l’artiste délinquant » qui s’est installé l’année dernière sur la place. Bavard avec ça, mais travailleur faut le reconnaître. Jules il se présente. Vers le milieu de la matinée, Jules arrive à la fenêtre. La taille de son buste ne lui permet pas d’arriver à la hauteur de Marwane, il pose en contrebas, il se gêne pas pour s’arrêter là, ça l’inspire il dit, ça relance le moteur, ils discutent tous les deux, le café fait des siennes dans la conversation, des claps de langue mêlés à l’écho de la route qui dresse sa pente juste derrière, ça forme un fond de route goudronnée derrière la tête de Jules, sa bouille réjouie, qui dit son Salam avec une pointe de rigolade, dans cette région de pluies et de grisaille morose, ça fait son effet un salam à la fenêtre, et Marwane est content, de voir le premier visiteur qui dit pas grand-chose et regarde vaguement, comme en lui-même l’intérieur de la cuisine sur fond goudronné avec le café qui coupe la parole juste quand il faut, quand on n’a pas trop envie de développer. Plus tard, ce sera la Carole, la meuf la cinquantaine qu’a un courage de camionneuse, qui vient faire la conversation dare dare entre deux livraisons et qui dit « ah, t’sais ! ton p’tit noir, ‘y a rien d’meilleur ! », et puis refile sur la route. Ensuite tous les vieillards de la Belle Hélène qui sortent dix-sept heures pile, et se vautrent presque sur le rebord de la fenêtre, leurs bons sourires édentés, les rides comme des chemins de traverse dans la bruyère, une vraie peau comme de la terre à malaxer, une peau à bisous qui piquent, la bonne odeur du savon, et qui se plaignent et se plaignent, qu’ont dévalé trop de pentes, des élégies en veux-tu prends-les pour ton goûter mon grand, et puis repartent tout ragaillardis d’avoir pu autant se plaindre. Parfois auprès d’eux, dans leurs chansons qui tirent sur la longueur, Marwane récupère un bout de gâteau, ça lui fera son dîner devant la télé.

A propos de Françoise Breton

aime enseigner, des lettres et du théâtre, en Seine-Saint-Denis, puis en Essonne, au Cada de Savigny, des errances au piano, si peu de temps pour écrire. Alors les trajets en RER (D, B, C...), l'atelier de François Bon, les rencontres, les revues, ont permis l'émergence de quelques recueils, nouvelles, poèmes. D'abord "Afghanes et autres récits", puis en revues "Le ventre et l'oreille", "Traversées", "Cabaret", "La Femelle du Requin"... Mais avant tout, vive le collectif ! Création avec mes anciens élèves d'Aulnay-Sous-Bois de la revue numérique Les Villes en Voix, qui accueille tous les textes reçus, photos, toiles...

2 commentaires à propos de “#photofictions #04 | les vivants qui vont bien”

  1. « le café qui coupe la parole juste quand il faut,  » et leurs « peaux à bisous qui piquent « en sortant de la Belle Hélène … j’aime l’heure des passages qui laisse un bout de gâteau pour dîner