Pommes de terre et sphinx

Sur le champ quand pas encore la rentrée , les feuillages grillés des pommes de terre dépassent des monticules buttés c’est le moment où le tracteur va  te retourner tout ça pour qu’apparaissent les tubercules, des petits corps de chair ovoïde tout clairs sur le sombre des mottes éclatées il faut que ce soit maintenant avant la pluie qui crée la boue et l’empêchement parce que tu comprends si tu veux un peu d’argent pour acheter d’autres livres il va falloir payer de ta personne et faire comme les autres , les saisonniers qui viennent là en famille ramasser les pommes de terre le plus vite possible pour gagner de quoi vivre  faire comme eux sans ralentir ni te plaindre car toi ce n’est que pour les livres alors c’est tôt le matin à la fraîche que ça commence avec au départ des rangées mises à plat, le cageot à côté des corps agenouillés le cageot qu’on verse ensuite dans les sacs de cinquante kilos en toile de jute ( l’odeur forte des fibres qui se mélange à celle de la terre ) tu ramasses les pommes de terre tu les sors de leur gangue de terre encore fraîche le matin mais en fin de journée, la terre a durci autour des retournements de situation et une poussière étouffante se forme, affaiblissant la vigilance, attention ne pas mettre de mottes ni de cailloux dans les cageots près de la remorque où se retrouvent les sacs il y a toujours quelqu’un qui vérifie pendant que tu laisses derrière toi les travées vides et les traces de tes genoux osseux qui ressemblent à des pommes de terre, celles que tu finis dans la fièvre par remercier d’exister parce qu’elles ont nourri tant de malheureux qui n’avaient rien à se mettre dans le ventre et là comme la terre est basse comme tu as soif tu t’arrêtes, tu te ramasses toi-même en buvant de l’eau et c’est là à fleur de terre que tu trouves le trésor un étui dur, sombre et brillant , la chrysalide du sphinx tête de mort ; nymphe en poche, dos cassé et jambes meurtries tu finis de tracer ta journée dans la terre d’où sortent soudain les parfums humides du soir, tu sais en te relevant que tu pourras t’acheter quelques livres.
Dans ta chambre un vieux tapis éteint les craquements du parquet : il a vu marcher les habitants de la ferme, ceux d’avant, sur la pointe des pieds comme toi quand tu prends doucement la clé des champs la nuit quand tout le monde dort pour aller respirer dans le jardin les senteurs de l’autre monde mais là ce n’est pas le moment car à l’heure où tu lis encore clandestinement, libre, allongée sur le tapis décoloré tu perçois près de la veilleuse un infime bruit une sorte de frottement quelque chose a bougé dans le silence profond tu te retournes pour voir et tu entres dans la métamorphose : tu avais oublié que tu avais posé l’étui vivant près de la lampe au pied du lit et tu assistes à la naissance d’un jour nouveau quand au prix d’un effort surhumain le sphinx sort de sa prison prélevée dans le champ des pommes de terre, déplie ses ailes lourdes, révèle son étrange marque, titube sur le tapis : il va mourir hors du champ il n’aura même pas savouré sa liberté mais non après un sursaut les ailes sont comme irriguées par une force irrésistible et il quitte le sol , disparait dans la lumière du petit matin par la fenêtre de la chambre laissée ouverte toute la nuit avant une autre journée de ramassage.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

5 commentaires à propos de “Pommes de terre et sphinx”

  1. Bonjour, Christine,

    Au départ, la lecture d’un long texte sans ponctuation n’est pas évidente du tout. Puis les yeux et le cerveau s’adaptent.

    À partir de ce moment, je me suis laissé imprégner par la rugosité de la terre sur les genoux et sur les mains, par la douceur du tapis sur le parquet. J’ai humé les senteurs du matin, de midi et du soir, puis ressenti les douleurs au dos et aux articulations.

    Je te souhaite une très belle journée.

    Béatrice.

    • Pas le temps de beaucoup naviguer pourtant je vois que quatre vies sont entrées dans ce texte et ça fait un drôle d’effet de sentir que cette terre-là a été abordée, respirée, ressentie, traversée, à la mesure du manque
      Christine

  2. C’est beau, j’ai eu l’impression d’y être un peu avec cette terre simple qui me manque, soumis par le béton qui m’entoure et qui pourrait tuer les meilleurs volontés.

  3. superbe et sensuel à sa façon (et mon dos s’est souvenu de mes seize ans – une seule fois, pour argent de poche et liberté, et oui savoir que pour les autres c’était nécessaire mais moi sans avoir vraiment conscience de la différence…)