Sans frein sans point

Bien sûr qu’après la grande descente il y aurait une grande montée et il s’apprêtait d’ailleurs à l’aborder très courageusement, profitant de l’élan de la descente d’avant et puis commençant à emmagasiner des choses positives pour le moment où il faudrait se hisser sur les pédales, par exemple le chant des jeunes filles qui se reposaient en chantant sous un genre de manguier sauvage -que c’était bien dommage de ne pas trop pouvoir ralentir alors et de ne pas prendre le temps de capter plus de détail de la scène pour s’aider à imaginer les choses agréables qui peuvent n’attendre que vous après une montée, comme elles l’attendraient ici s’il était descendu et monté de l’autre côté- et laissant monter le roulement de sa gorge car il fallait bien préparer sa gorge à faire ce qu’il allait falloir faire tout au long de la descente mais on n’en était pas encore là à ce moment de se préparer déjà à se hisser sur les pédales, on appréhendait déjà le moment du gonflement douloureux des cuisses, bon la voix qui feule, ça aide quand même après le moment où on bascule, qui est un moment doux où la poitrine sent qu’elle va bientôt s’arrêter de cogner -c’est tellement agréable!- où on peut lâcher une des pédales pour décontracter la jambe et puis pareil avec l’autre jambe mais juste une seule fois de chaque côté car on en est vite au moment où la descente commence et à tout hasard on commence à clamer « sans frein », dans la phrase qui s’écrit dans la tête -parce qu’il faut bien profiter quand même de ces temps de vélo pour continuer dans sa tête le travail de l’alphabétisation- il y a des mots, il y a des virgules et jamais de point comme il ne peut pas y avoir d’arrêt avec le vélo, même pas de virgule d’ailleurs avec le vélo, aucun ralentissement possible alors s’il se trouvaient des gens posés dans la descente, il faudrait bien qu’ils soient au courant, surtout que les herbes hautes et sèches commencent à fouetter les tibias et qu’il entend des voix avant même d’apercevoir la charrette car il a encore les yeux tournés vers le bas, vers les trous possibles de la piste comme on peut se permettre de le faire tant que ça ne va pas trop vite mais à entendre les voix, le réflexe revient de hurler « sans frein, sans frein » car il faut être entendu, car c’est le moment où l’air commence à siffler dans les oreilles, c’est déjà trop tard pour aller sur le côté de la piste, où il y a encore plus de fouettage et encore plus de bosses, il faut garder coûte que coûte la trajectoire de la piste, tout en étant « sans frein, sans frein », il faut le crier encore plus fort, il n’y a plus d’essoufflement qui tienne mais les autres en bas ne semblent pas entendre, il n’est pas possible de coucher le vélo, la montagne de tissus sur le porte-bagage en serait trop gâtée -il y a des bosses, des herbes qui fouettent mais aussi des épines sur le côté de la piste- il faut crier encore plus fort « sansfreinsansfreinsansfrein » et certains diraient qu’il n’y a plus qu’à prier mais à quoi ça sert de prier quand la charrette