#P9 | … say, say nothing

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C’est la page d’un livre sur laquelle est reproduite une photographie.
Quatre garçons, quatre Irlandais, prison de Long Kesh, 1975. A droite c’est Bobby Sands, il a 21 ans et son voisin Denis Donaldson, 25 ans, membres de l’IRA provisoire et du Sinn Fein.
Ils ont l’air heureux, insouciants se tiennent par l’épaule. Ils ne savent pas que ça va devenir sérieux, très sérieux. Nous, nous le savons. Bobby Sands mourra six ans plus tard, le 5 mai 1981, après 66 jours de grève de la faim. Thatcher vieille salope. Quel mois ce mai-là !

A l’origine, la photo est en couleur, je la regarde en noir et blanc, une page plein cadre 25 cm x 37 cm d’un énorme livre de Gilles Peress.
Qui peut imaginer le périple de cette photo jusqu’à ces mots pour essayer de la décrire ? En 1975, ils sont là depuis trois ans. Ont-ils pensé à se mettre en scène, qui à côté de qui ? A cette époque, faire des photos en couleur c’était presque certainement en kodachrome, une diapositive 24 x36. Puis tirage et retouche par l’IRA ou le Sinn Fein, transmission à la presse, contretype pour reproduction en NB, contretypes de contretypes, repros sans copyright dans les albums photo, sur les murs des familles des quatre garçons, de tous les révolutionnaires du monde. Le photographe n’est jamais cité.
Je vois complicité, amitié. La main gauche de Donaldson passe sur l’épaule de Sands, effleure ses cheveux longs et se pose juste à côté de la pointe du col de chemise ouvert qui repose sur le pull à deux rayures. Tous les deux fixent la caméra et moi qui sais comment ça va se terminer, peux voir un peu de doute et d’inquiétude dans ces yeux, surtout ceux de Donaldson.

Un recadrage serré de cette photo de Sands va devenir son portrait « officiel ». Je serais curieux de savoir si ce portrait signifie ou a signifié quelque chose pour les militants décoloniaux. Bon ! il est blanc mais, aux États Unis, au début de leur immigration, les Irlandais étaient des Ethnic whites et ont subi discrimination raciale et religieuse. Mais d’aucuns disent qu’ils ont vite trouvé le chemin pour devenir de vrais Blancs, plus Blancs que blanc. Alors, au panthéon des décoloniaux ? Pas sûr !

2
La photo d’un album photo 17 cm x 21 cm. Une main, comme parfois un stylo ou une boite d’allumettes pour faire échelle, me dit que c’est plus ou moins grandeur nature.
L’album n’est pas daté. Il est reproduit by courtesy of Jane Donaldson and the Donaldson family, with permission. C’est celui de Jane et Denis Donaldson.
Sur la page de droite, cinq photographies d’une jeune femme. Deux polaroïds : une agricultrice au travail ou mécontente qu’on la photographie dans la cuisine. Les trois autres sont des portraits. Le plus grand est une photo dentelée, de face, assise les jambes croisées. C’est la photo qui a reçu le plus d’attentions dans son cadrage et sa présentation. C’est celle pour laquelle elle s’est bien habillée, séance chez le photographe. En bas à gauche, un portrait découpé.
Jane Donaldson est pensive ou travaille. Elle est seule. Le combat quotidien des femmes n’est certainement pas le même que celui des hommes.

Planche & 4
La planche contact agrandie d’une pellicule 24×36, chaque image mesure 85×125. Trois photographies sélectionnées sont entourées au crayon gras. Une scène de rue et deux portraits de Denis Donaldson. Il est dans un bureau en chemise blanche col ouvert et cravate débraillée. Ce n’est plus l’insouciance de 1975 mais la tranquillité. Il sourit, il est beau, séducteur, il a des fonctions importantes au Sinn Fein. Il est seul sur la photo. Ça doit être dans les années 80.

Sur la dernière photo, il est seul encore mais ne sourit plus. Il est plein cadre devant un rideau. C’est certainement pendant une conférence de presse, il est méconnaissable. C’est en 2005, il a 55 ans. Il vient d’avouer que, depuis une vingtaine d’années, il espionne le Sinn Fein pour les Anglais, qu’il est un espion britannique
Il va bientôt mourir, il le sait. Denis meurt seul, isolé, assassiné en 2006.

Gilles Peress est photographe, Denis Donaldson était son ami. De cette histoire, il écrit : Denis Donaldson is a photograph. A photograph is Denis Donaldson. And the photographer is a poacher.
Moi, je reregarde ces photos et me demande comment on peut supporter ça, comment vivre un dédoublement de personnalité qui, évidemment, va vous échapper ?
Le livre s’appelle Whatever you say, say nothing.


A propos de bernard dudoignon

Ne pas laisser filer le temps, ne pas tout perdre, qu'il reste quelque chose. Vanité inouïe.

6 commentaires à propos de “#P9 | … say, say nothing”

  1. Bravo pour le ton de ce texte comme un exercice de funambule au dessus des réalités bien loin d’être manichéennes – Whatever you say, say nothing, merci pour le titre qui ramène à de lourds questionnements.

  2. Beaucoup de force dans les questionnements que pose ton texte car les photos sont là, présentes et tangibles à travers la description que tu nous en donnes. Bravo et merci.