sol de la friche

Ce qui reste après la destruction de l’usine, l’empreinte au sol de cette usine, dans ce quartier, cette petite ville, ce pays, cette terre, si l’on veut prendre du recul, mais ce n’est pas une vue d’avion que l’on souhaite ici, plutôt s’en tenir au sol, atterrir sur ce terrain de plus en plus vague malgré les murs qui l’entourent, qui forment entre ce sol et les rues adjacentes un cordon sanitaire, qui semblent s’épuiser à empêcher la contamination d’autres sols par celui-là, une espèce de maladie honteuse, comme si un mur avait le pouvoir de changer la nature d’un sol, croyance répandue chez les propriétaires que l’asphalte sur laquelle couche le clochard n’a rien en commun avec le parquet à point de Hongrie qui le prolonge de l’autre côté, car il existe une hiérarchie des sols, sans aucun fondement, et qui fait s’élever certains au-dessus de leur condition première, de leur grossièreté fondatrice, comme les sols des palais, les damiers sévères où les meubles se figent, que les miroirs redoublent, que des cheminées énormes échouent à chauffer, qu’une armée de talons ne réussirait pas à attendrir, qui laissent l’enfant royal seul et nu dans la nuit, sols marmoréens, marquetés, historiques, sols profonds où s’incrustent les gisants, sols faits pour les anges, les courants d’air, sols intimidants sur lesquels on a peine à poser le pied, ou bien que l’on traverse en foule, en troupeaux, sols visités, survolés, aussi peu habités que celui de la lune, sols qui nous éloignent du sol, alors que celui qui nous occupe au contraire nous y ramène, comme il ramène à la mémoire fondamentale de la plante des pieds et de celle des yeux, et de toute notre enveloppe charnelle en partant de cette prise au sol, pas tout à fait pleine, avec le creux de la voûte plantaire, qui y imprime notre signature depuis que nous avons commencé à fréquenter les sols, qui conserve le souvenir de leurs lézardes et leurs aspérités, leurs interstices, rides, plis, anfractuosités, à qui nous devons résistance et équilibre, par lesquels l’enfant insatiable apprend la gamme infinie des touchers, main et pied à égalité dans la découverte, comme sur le visage des vieillards et les peaux des animaux, sols partagés par l’enfant et l’animal, où se mêlent leurs salives et leurs cris, où communient leur ardeur à se frotter, à faire peau commune, enfant, terre et animal, à faire pénétrer en eux la chaleur de ce sol, un carrelage de cuisine d’été où contrastent délicieusement la rugosité des joints et le glacis de l’émail, qui brille du même éclat que le rire de l’enfant, le jappement du chien, que les voix des adultes et les carillons des verres bordent au loin plus sûrement qu’une mer, île que ce sol où le chien et l’enfant prolongent dans le sommeil la joie d’être par terre, cette sensation de la continuité que le sol nous procure quand nous nous accordons à son humilité, comme ce sol de la friche ou enfin nous revenons, tel qu’il est vu en haut du mur conjointement par l’enfant et le chat, quatre prunelles ouvertes sur son splendide abandon, et puis qu’ils traversent comme un territoire partagé, le chat daignant supporter la présence intermittente de l’enfant, se contentant d’une occupation nocturne, une carte divisée en zones, avec ses checkpoints, ses jonctions défoncées, ses bases secrètes, ses obus de la Grande Guerre, ses jungles de ronces et de bouillons blancs, ses traces laissées par quelque bête saignant orange, touchée à mort par les gaz, sa plaine rizicole, l’eau boueuse du Mékong, que l’enfant passa tout un été à filtrer avec la râpe d’un vieux presse-purée MOULINEX, possédé par la fièvre des orpailleurs, ce sol qui est décor de cinéma, où les instruments de chantier sont laissés précipitamment par des soldats communistes sous le feu nourri des avions de l’US Air Force, où les morts sont jetés à la va-vite sous des bâches plastiques à peine couvertes de graviers, ce sol à la texture instable, passant subrepticement de la boue molle à la terre craquelée, ce sol métisse, où les herbes prolongent le ciment devenu par quelque miracle terreau, cet abri ou chaque faille sert de pouponnière aux gendarmes, et où la saison venue, on croit voir pousser des grappes de baies mobiles, des processions de drôles de masques africains, où les salamandres, petits iguanes noir et or, se faufilent entre la disqueuse et le fer à repasser, hésitent, et se laissent finalement glisser, leur peau humide comme un bout de sol vivant, au fond des bacs d’évier à la recherche d’un reliquat de la dernière pluie, ce sol habité dans chaque recoin, pris en charge par les insectes, le chat et l’enfant, ce sol réhabilité.