Sol l’ami

Les sols, par où commencer… la description du sol sous mes pieds, la cuisine, la terre cuite et poreuse lavée, nourrie, asséchée par le temps, les voyages parce que oui les sols aussi voyagent ; cette terre-là en camionnette depuis ce qu’il restait de la dépendance d’un château jusqu’ici posée, à l’ancienne, sur un autre sol, terre battue dans une ferme qui n’avait connu sûrement que ça, foulée par d’autres pieds d’autres personnes d’autres histoires, la stratification de l’histoire, une couche en recouvre une autre qu’on oublie, devenue invisible.
Extérieur nuit, la ville, sur la place, bien quinze ans qu’elles sont posées là ces dalles anti-dérapantes, sur du gravillon, collées par un agrégat de ciment Lafarge® ou Ligérienne granulats®, sols qui s’uniformisent au gré des va-et-vient de la mode de l’urbanisme, on cache le passé sous le tapis, vieux bitume, petits cailloux, pavés, terre cuite, terre sèche, terre boueuse, calcaire, terre battue, de loin le tapis ne paraît pourtant pas si épais.
Le sol sous mes pieds bouge aussi, tourne sous l’action du temps, des saisons, des épaisseurs d’humus, des lombrics et de ses autres habitants ; c’est marrant comme un truc con comme le sol peut être porteur de symboles et lourd de sens — Saint-Maclou philosophe ? — du premier sol sur lequel on arrive, le tapis de laine que tes aïeux ont tissé, béton poussiéreux, parquet de palissandre ciré, moquette élimée, lino rouge à moitié bouffé, carrelage immaculé froid et glissant, terre battue laissant des traces couleur de rouille dans les jeunes lignes de ta main, du sol des premiers pas à celui qui nous nourrit avant que ce ne soit l’inverse (est-ce un rejet de la mort qui nous fait avaler de la bouffe hors-sol ?), le sol qui dit notre géographie, raconte notre passé, nos activités, notre économie et notre milieu social, qui es-tu… jardinier ? avocat ? agriculteur ? balayeur ? ouvrier ? dentiste ou pêcheur ? mannequin ? boucher ? ambulancier ? prostitué ? danseur ? ou bien éleveur de chèvres ? non, patineur ? garagiste ? révolutionnaire ? sportif ? rugby ? handball ? athlétisme ? curling ou bien ski ? as-tu du sable dans tes godasses quand tu reviens de bosser ? montre-moi tes chaussures elles nous diront qui tu es.
L’herbe est clairsemée douce et caressante, un peu piquante aussi parfois, et tiédie par le soleil, la terre tassée, dure et fraîche, fiable, où que je me trouve, où que j’aille je peux compter sur elle, elle qui m’emmène partout où je l’ai souhaité, partout où il y a de quoi manger, boire, depuis la nuit de l’humanité, même avant, grâce à elle qu’on joue la fille de l’air au gré des hasards de la vie, rien comme sur le plan—plan non-euclidien où les bords se touchent pour se fondre ; sous tes pieds aussi l’herbe est clairsemée, douce et caressante, la terre tassée dure et fraîche, fiable, plus que les temps qui courent ; c’est quoi cette connerie de papier qui brode l’absurde bordure qui nous sépare.
Et toi et moi l’ami, devant la gravité, on va l’adorer ce sol, ce phare, seul repère qui nous empêche de sombrer, une clé où résonne l’harmonie, et si…

A propos de Lucie Renaudin

Toujours à la bourre, a suivi un lapin blanc lui aussi en retard de longue date, aime les troncs d'arbres, les mondes improbables, aléatoires et superposés en équilibre plus ou moins stable, lire, se faire des films, jouer, bouger, découvrir, et les jours qui filent, toujours beaucoup trop courts... Grande faculté à s’intéresser à des métiers dits sans avenir. Et on en vit ? Des mots, realittes.net Des images, lautrecotedumiroir.net Un début de blog, lucierenaudin.net