#photofictions #02 | Comment je ne prends pas une de mes photos

«  C’est quelque chose qui ne m’est pas arrivée

Ce n’est pas raconter du vécu. C’est lui faire rencontrer son effet. Je l’appelle endroit du nuage. De là se voit une cape, je vois une cape dans la haie. C’est de l’autre jour que je l’associe au nuage. L’endroit. C’est du passage d’un nuage l’autre jour. J’y reviendrai. Ce jour, de cet endroit je vois une cape à l’extrémité de la haie. 

prise dans la haie

J’arrive là toujours un peu par miracle. Si ce n’est par manège. Ces pas de côtés sont irremplaçables ; sont infréquentables, ça s’appelle des foulées. C’est pour respirer. Il n’y a pas loin où aller, il n’y a qu’à aller où personne n’a idée. Je sors du bois : c’est une bande de bois tout en pentes qui monte là, je débouche dans les champs. Qui va là ? Le bois n’a que par inadvertance poussé jusque là, où il a dû s’oublier et me laisse un peu pendu en l’air ; au vent ;

aux quatre vents ;

à un avion ; à un nuage ;

suspendu ; irrésolu ; perplexe ; stoppé ; flottant ;

indécis ; interdit ;

intrigué

openfield qu’à intermittences une haie hérisse ou souligne : j’y vois une cape. Comme quelqu’un. Avec la distance. Je repars. C’est à mesure que j’avance, à travers champs, de vision qui se perd là, une inclusion dans la haie, elle se réduit. Son éclat dans la haie d’hiver. Je ne dirais pas qu’elle se précise. Je vois comme quelqu’un à la tête de la haie, couleur du ciel du soir, une forme de cape. Je ne dirais pas une présence. Vous voyez quand je vous dis :

«  Dans la haie je vois une cape

Arrivé à l’endroit de la cape, je veux dire : arrivé à hauteur de l’endroit je ne marque pas d’arrêt et pourquoi. Parce qu’une fois devant la haie plus de cape. Je la verrai tout l’hiver, si elle n’y est pas : parce qu’elle n’y est pas, n’étant qu’un trou au travers de la haie. De lumière. Ce que je réalise. Alors je ne la décroche pas. Bien sûr je ne la prends pas. Je veux dire en photo. Je la laisse pour ce qu’elle est, ou pas. J’ai pris du ciel pour une pièce d’habillement, c’est tout. Quelle photo je vais faire ?

  • Qui va se fourrer dans une cape ?
  • Qui va s’emmêler d’une cape ?
  • Qui met encore une cape ?

C’est là où je la vois qu’elle n’est justement pas : elle n’était qu’à l’endroit du nuage. Je ne vais pas me suspendre à tout bout de champ. Tant bien que mal elle persistera. L’endroit de la cape, c’est en un autre mot sa permanence. C’est en un autre mot son inexistence. C’est cet enchevêtrement noir des haies l’hiver, dans filandreux j’entends frileux. La barbe des clématites. Ce sont ces haies à contre-jour. Mirage d’hiver. J’aurais dû le savoir. Les haies m’en ont déjà tant raconté — c’est quoi cette histoire de cape ?

«  À cet endroit un jour


Il s’est divisé. Je dirais distrait. Je dirais : diverti. — Le divers m’en fait voir. Il est le plus insensible des pièges. Comme il ouvre l’endroit sous mes pieds : voilà que c’est un autre endroit. Endroit d’un jour… Un autre jour une autre histoire. Avant la cape, c’était le nuage. Quelques jours avant. Quelques unes de mes sorties avant, sorties courtes. Ce n’était pas la même lumière. Mais pas du tout. Deux en un donc. Pour le moment.

Résumé

L’endroit du nuage est l’endroit d’où je vois la cape — ce n’est pas d’elle évidemment qu’il porte ou que je lui attribue son nom. C’est le même endroit seulement, le GPS vous le dirait. Je ne prends aucune de mes photos, à la place je donne des noms. Ainsi le nom fait l’endroit. L’endroit de la cape on l’a vu est l’endroit où il n’y en a pas : où elle ne se voit ni devine plus. La cape, elle n’est qu’angle ou point de vue. Une distorsion flotte comme un poisson dans l’air. Le grand air est où je débouche en sortant du bois. À quoi je touche. En montant avec le bois je me retrouve dans les champs. Autant dire le ciel. D’une autre fois je l’appelle l’endroit du nuage. D’un autre, d’un précédent passage. De nuage il n’en a pas forcément. Heureusement. C’est pour vous dire comment je change un instant en endroit. Entre les deux il y a le moment. 

À un moment le nuage m'est arrivé dessus
En un instant le nuage m'est arrivé dessus

en une fois ; massivement ; d’un coup ;

D'un instant à l'autre

Il y a eu l’instant où le nuage m’est arrivé dessus. Le temps de me retourner j’étais dans l’ombre sans un arbre. Un nuage c’est un passage. Un nuage et moi ça n’a qu’un temps. J’allais dire que nous n’avons rien en commun un nuage et moi, ce qui est faux : nous avons l’air. Et l’ombre. Dans sa course le nuage m’avait rattrapé. Un cumulus isolé de beau temps. Mon ombre n’y était plus, ou elle n’était plus que la sienne : j’avais disparu de la surface de la terre. 

D’abord j’ai soufflé. D’abord je haletais. Je me suis étiré — gainage. Je n’ai plus bougé. Plus d’ombre : plus un mouvement. Je respirais. Je n’ai plus fait que respirer et voir. Voir venir. Les bords de ce nuage glissaient nettement sur le désert des champs, cependant ils prenaient tout leur temps et aussi, extase quelconque, un peu du mien. Je demeurais de tout côté loin encore bien loin de leurs fins. Ce fût le moment où j’étais à égale distance et comme au large de tous bords. J’aurais pu faire durer plus comme un autre prendrait une vague et courir avec lui, sous lui — mais l’endroit ? Adieu ma suspension… C’était donc ça : j’étais suspendu à son passage. C’est l’endroit où un nuage m’a soufflé.  

Tel prend qui se sait pris, c’est toute ma photo, ça.

____________________________________________________vous pouvez tourner la page

Je m’arrête à l’endroit du bandeau.

une chambre à air découpée

une découpe de chambre à air ;

un tronçon ; une tranche ; section ; lambeau ; chute

une chute de chambre à air

Je l’appelle un bandeau. L’appelle bandeau. Ressemble à un bandeau. L’endroit du coup s’appelle le bandeau. C’est juste sur le chemin, moi qui l’appelle. Je le lui colle. Je lui attribue ; lui plaque ; flanque. L’appellation. Le nomme. J’arrive, je fais une halte au bandeau — je dis. Si c’était un lieu-dit. Ma station là debout. C’est un lieu non-dit. N’est le lieu de rien. Ou de spécial.

«  C’est quelque chose qui ne m’est pas arrivé

Il y a non-lieu. Il n’y a pas lieu ; rien à dire. RAS. Un jour il y est encore. Et c’est tout : un jour il n’y est plus. Où est son endroit depuis ce jour ? Où est passé l’endroit ? C’était à quel endroit exactement ; déjà ? Est-ce qu’il était à l’endroit ?

retourné ;

révulsé ;

cœur soulevé

Était-il à l’endroit ou à l’envers ? J’y ai posé le pied. J’y ai passé le bout du pied. L’ai soulevé. Décollé de la terre. J’ai fait plus. Un jour, je ne sais plus bien, ne suis pas sûr, c’est loin, dans le temps, il est probable, il est vraisemblable qu’un jour je l’aie essayé. Ça me ressemble. Je l’ai passé. Impossible qu’il en fût autrement. Même, c’est la première chose que j’ai faite. J’en suis convaincu. Je m’en convaincs. Je n’étais pas à une boue près. Et même : je le porte encore. C’est la taille d’un bandeau, mon tour de tête, j’ai dû le passer à l’endroit. Ou le rêver. Ou

Comment je n’ai pas pris une bande de caoutchouc en photo sur le chemin :

Comment je n’ai pas pris la bande de caoutchouc racornie aux creux de l’ornière en photo :

je l’ai prise pour un bandeau. Je m’y tiens.

cartel ;

plaque ou placard ; pancarte ; panonceau ;

«  À moi les Pelouses interdites

écriteau

Je me tiens là pour dire ce qu’il y a. Vous. Je déballe tout, tirez-moi sur la langue.

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«  Je ne sais pas ce que je dis

Tel que c’est trouvé, c’est perdu. Exemple : un cutter dans un pied de clématite. Précisément : un cutter rouillé dans une clématite sauvage, à peu près à hauteur du regard. Cela ne peut être rendu. Je veux dire : la configuration dans laquelle cela s’est trouvé, je veux dire : la surprise. La trouvaille, comme telle, est perdue. Elle ne se retrouvera pas. Je veux dire l’endroit. Ne se reproduira plus. La rencontre d’un cutter, d’une clématite et du regard. Dans une haie champêtre ou son vestige ou sa subsistance. Les enchevêtrements de lianes d’une clématite des haies. Dedans, le cutter littéralement posé. Parachuté. Que le regard tombe sur ce qui chute. Dans le corps de la haie, bleu de ciel le carter plastique décoloré. Pour être rendue, la trouvaille ne rend pas ce qui est perdu. — Je ne l’ai pas pris en photo et imprimé en affichettes scotchées aux lampadaires :

Cutter Perdu

et mon mobile. Pas plus que je ne l’ai ramassé. Je dirais : au contraire. Ni resserré, ni remisé, je le garde cependant pour moi. Le perdu est le caché. Même si je n’ai rien fait. Je n’y ai pas touché. Pas pris entre mes doigts. Je n’y ai pas mis les doigts, je ne l’ai pas mis de côté. Ou comme on accroche un bonnet ou enfile un gant aux branches sur le bord du chemin, façon de signaler, façon de le faire échapper à la fatalité du sol, de favoriser son retour au visible et à l’usage. Je le laisse finir de tomber. Je suis une tombe.

«  Je ne sais pas où j’en viens

Je ne le partage pas. Je ne partage pas la connaissance que j’ai de sa présence là. Sa localisation. Je ne dirai à personne : personne ne me demandera. Je serai tout seul à le savoir perdu là. Je le prends sur moi. L’endroit du cutter est l’endroit du perdu. Pas atterri tout à fait. Insensible incision à même le regard. Léger coup de canif dans la vue, sa chute suspendue là, dans la végétation. Je l’ai à l’œil. Il est un peu plus perdu d’avoir été de moi trouvé. Le cutter est le perdu. 

Je me fais ce raisonnement. Je me fais le boniment. Je théorise. Je divague. Je trottine sur place : à l’endroit du cutter les yeux dans la haie en laquelle les hauteurs du bois s’effilent pour ne faire plus qu’un mince rideau au seuil des champs et de l’air plus grand, je récupère du souffle perdu et des jambes, ma foulée ne me quittant pas pour autant qui fait la haie devant moi descendre et monter, acquiescer de toutes ses branches, embranchements, barbes, nœuds, fourches et échancrures et transparences de haie nue d’hiver à mes époumonements, expirations rythmées d’allégations, éreintements d’idées en l’air émises au sujet d’un prétendu cutter au point que je soupçonne les vibrations causées par mon piaffement d’avoir précipité sa chute : il tombe encore plus bas. 

Dans l’espoir que cette photofiction #02 vous éclairera un tant soit peu la #09,